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c’est cette connaissance du cœur qui vont faire de saint François un admirable directeur de conscience.

La méthode de l’Introduction à la vie dévote est essentiellement pratique. François de Sales n’oublie jamais qu’il ne doit pas tendre à l’idéal de la piété du cloître. Sa Philothée est du monde ; il ne lui interdit rien de ce qui dans la vie du monde peut s’accorder avec l’honnêteté. Il ne proscrit pas les amitiés particulières, et il recommande même les conversations. Il autorise les divertissemens et les amusemens, non pas sans doute les jeux de hasard et d’argent, mais les fêtes, les spectacles et le bal. D’autre part, il se déclare nettement l’ennemi des austérités corporelles, jeûnes immodérés, haires et disciplines. Il redoute tous les excès et l’excès d’abord de la dévotion. Il ne veut pas d’une piété ambitieuse et signale le danger des voies extraordinaires. Ces prétentions si hautes et si relevées lui semblent grandement sujettes aux illusions, tromperies et déceptions ; et il n’ignore pas à quoi on s’expose pour avoir voulu faire l’ange. Quelques-uns pensent qu’il n’est pas de piété sans les extases et les ravissemens en Dieu. Or, ce ne sont pas là des vertus, mais bien plutôt des récompenses, qu’à peine peut-on souhaiter et auxquelles en tout cas on ne doit pas prétendre. « Laissons les suréminences aux âmes surélevées[1]. » Cherchons les moyens sans plus d’être gens de dévotion, hommes pieux, femmes pieuses. Ces moyens sont tout près de nous, et comme à portée de la main. Au lieu d’aspirer aux vertus sublimes et sans usage, contentons-nous des vertus moindres qui sont d’un emploi journalier. Soyons humbles, patiens et serviables ; acceptons avec résignation les menues épreuves et les ennuis quotidiens. Cela même est déjà la dévotion. Encore cette dévotion varie-t-elle suivant les individus. Elle suit le rang que nous tenons dans le monde, s’accommode aux devoirs de notre profession, différente pour le soldat, pour l’avocat, pour le médecin. Elle varie d’après le degré de perfection où nous sommes arrivés. Ce qui est mauvais chez l’un peut être bon chez l’autre. François de Sales est très persuadé de ce que nous appellerions la relativité de la dévotion. Il ne veut pas tomber dans l’erreur de saint Bernard qui « sollicitait tellement les pauvres apprentis à la perfection qu’à force de les y pousser il les en retirait[2]. » Il ne veut pas trop demander d’abord, afin d’obtenir tout ce qu’il demande, et afin de pouvoir chaque jour demander un peu davantage. Guidée par cette sage et cette prudente méthode, l’âme s’acheminera pas à pas et par progrès vers un état de plus en plus voisin de la perfection, pour arriver quelque jour à la complète union avec Dieu.

  1. Introd., p. 132.
  2. Introd., p. 129.