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petits livres le romanesque de l’un au mysticisme de l’autre, en donner l’innocente et parfois bouffonne parodie. Avec d’Urfé commence l’étude des problèmes de l’amour et des mouvemens du cœur ; c’est la veine qu’on retrouvera dans toute la littérature profane du siècle et qui aboutira à la tragédie de Racine. Avec saint François, la matière théologique entre dans la littérature ; c’est la veine qui se continuera par les écrits des jansénistes, pour aboutir aux traités de Bossuet et aux lettres spirituelles de Fénelon. La littérature classique en deux de ses principales manifestations s’annonce et se prépare dans ce coin de Savoie.

C’est par l’Introduction à la vie dévote que saint François nous appartient. Non certes que le Traité de l’amour de Dieu soit une œuvre moindre. Il est au contraire d’une plus grande importance pour l’étude de la doctrine du saint. Mais c’est justement parce qu’il a plus de valeur comme traité spécial qu’il en a moins comme œuvre littéraire, l’objet de la littérature étant de dégager de chaque science particulière ce qu’elle contient d’élémens généraux et humains. C’est un traité de dévotion transcendante ; et en France on ne s’adresse qu’à peu de gens, quand on traite du « ruminement mystique » et de « l’écoulement ou liquéfaction de l’âme en Dieu ». L’Introduction à la vie dévote est un livre de vulgarisation ; c’en est le caractère, celui qu’aussi bien les circonstances où il est né lui imposaient.

On était au lendemain des guerres de religion : partout se faisait sentir un besoin d’apaisement. Les âmes avaient soif de se ressaisir et de se recueillir afin de travailler hors du bruit des disputes à l’œuvre intime et silencieuse de leur salut. Le siècle qui venait de s’achever avait été témoin d’un grand déchirement dans la chrétienté. Encore s’il ne se fût agi que d’une querelle de moines et si l’affaire fût restée entre croyans ! Mais l’esprit de l’antiquité, que depuis tant de siècles on croyait mort s’était mis à revivre, et on avait assisté à une formidable poussée de paganisme. On avait beaucoup à expier. On le comprenait. Il se faisait dans l’Église catholique de France un grand mouvement de réformation et d’épuration. Des ordres nouveaux se fondaient. Les cloîtres s’emplissaient d’hommes, de femmes, de toute une élite ambitieuse de sainteté. On ne se contentait pas d’une dévotion médiocre, et on n’était pas d’humeur à s’arrêter à mi-côte dans la montée vers la perfection. Les méthodes les plus difficiles plaisaient davantage. Les vies de sainte Brigitte et de sainte Catherine de Sienne, celles de sainte Thérèse et de Jean de la Croix servaient de modèles. Cela même était le danger. Une idée tendait à se répandre, c’est qu’à moins d’être exquise et très raffinée la piété ne vaut pas qu’on la recherche, et c’est qu’à moins de rompre violemment avec le monde, on n’a pas d’espoir d’être sauvé. « On reléguait dans les cloîtres la vie intérieure et spirituelle et on la croyait trop sauvage pour paraître dans la cour et dans le grand monde. » Ce sont les propres expressions de Bossuet