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les comptes sont préparés, et nous ne serions pas très étonnés d’apprendre un de ces jours que les fondations sont faites pour porter la bâtisse du Tower-Sun à cent trente-trois mètres au-dessus du sol et pour montrer à nos regards étonnés trente-deux étages au-dessus du vestibule. L’architecte qui a osé tracer ces plans et qui osera les exécuter est M. Bruce Price ; son nom mérite d’être connu. La tour de l’Auditorium, le plus haut édifice de Chicago, n’a que quatre-vingt-neuf mètres. Les tours de Notre-Dame de Paris n’ont que soixante-six mètres au-dessus du pavé, et la lanterne du Panthéon soixante-dix-neuf. On peut imaginer l’effet que produira sur l’esprit des lecteurs du Sun l’idée que la rédaction s’élabore pour eux dans les régions sereines où touchent à grand’peine la croix de Saint-Pierre de Rome et la plus haute des pyramides d’Egypte.

Le métier de rédacteur des journaux américains serait le plus pénible du genre sans l’invention des ascenseurs. Un a singulièrement perfectionné en Amérique les divers systèmes d’instrumens d’ascension, et l’on en fait usage partout, jusque dans les maisons d’ouvriers, jusque dans les entreprises de transport. De puissans élévateurs hissent les chevaux, les camions, les voitures aux divers étages. Il n’est pas rare de trouver des écuries à trente mètres au-dessus du trottoir comme on en rencontre dans les mines à quatre ou cinq cents mètres au-dessous du sol. La légende qui fait apparaître des chevaux à la fenêtre du second étage dans une maison de Cologne paraîtrait chose toute naturelle en Amérique. On peut supposer que l’habitant de Chicago ou de New-York s’étonnerait qu’on ne les eût pas hissés dans les clochers de la cathédrale. Pour nous, nous serons encore quelque temps curieux de savoir comment les architectes américains sont parvenus à entasser tant d’étages les uns sur les autres dans les étroits espaces qui leur étaient dévolus. Il est clair que, s’ils avaient usé des matériaux ordinaires, de la pierre, de la brique, ils ne seraient jamais parvenus à franchir le douzième étage et à s’élever au-delà des quarante mètres auxquels s’est arrêtée l’ambition anglaise dans son Residential Hotel.

En portant leur vue plus haut, les bâtisseurs américains ont dû abandonner les vieilles méthodes et les anciens matériaux. La pierre ou la brique auraient occupé trop d’espace, — le terrain était si cher ! — et exigé des fondations d’une profondeur excessive. Le sol généralement mouillé, formé d’alluvions ou d’argiles coulantes n’aurait pas résisté à la pression énorme de murailles massives. En Amérique on va droit au but sans trop se préoccuper des difficultés du chemin. On s’y inquiète même médiocrement des exemples du passé : on regarde l’avenir sans retourner la tête.