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Une fois tout droit reconnu et toute limite enlevée à la souveraineté du peuple, on cherche à quel titre on contesterait à ce peuple souverain l’usage le plus éclatant qu’il puisse faire de son pouvoir le jour où il lui plairait de le revendiquer. Quel tuteur se croirait chargé de préserver de ses écarts ce mineur émancipé ? Non, en bonne foi, on ne peut contester que le choix par le peuple soit, en fait d’élection présidentielle comme de toute autre, le mode républicain et démocratique par excellence. Toute constitution républicaine est placée sur la pente qui y conduit. Ç’a été le sort de la Constitution fédérale des États-Unis, dont les auteurs avaient pourtant essayé de s’en défendre en confiant le vote décisif à des délégués nommés par une désignation spéciale. Tout le monde sait aujourd’hui que cette précaution est, dans l’usage, devenue illusoire, et que chaque délégué arrive porteur d’un bulletin écrit d’avance sous la dictée du suffrage universel. Ainsi, instinct national, logique républicaine, grand et spécieux exemple, tout pourrait concourir à nous remettre d’une heure à l’autre en face de l’élection plébiscitaire du Président.

Le jour où l’épreuve serait tentée de nouveau, je veux bien croire qu’elle n’aurait pas fatalement la même issue que la précédente et qu’un coup de force n’en ferait pas sortir encore une fois une dictature armée. En quoi je diffère pourtant de ce que pensaient pas plus tard qu’hier les républicains qui nous gouvernent, quand ils prenaient peur même d’un diminutif de plébiscite indirect, déguisé sous la forme d’une candidature multiple à la députation. Mais j’accorde que l’histoire (bien que son expérience soit toujours bonne à consulter) se répète rarement d’une façon tout à fait exacte, parce que, sous des ressemblances extérieures, les situations politiques et sociales peuvent avoir changé. Il est en particulier une condition qui fut décisive en 1848 et qu’on ne retrouverait pas dans le cas présent. Le premier appel fait, il y a quarante ans, à l’urne électorale avait évoqué un fantôme dont le prestige, qui fit alors tout pâlir, a aujourd’hui disparu. L’humiliation de Sedan a voilé d’une ombre sinistre l’éclat d’Austerlitz et le deuil héroïque de Waterloo ; et il faudrait que la République eût à son compte encore plus de fautes qu’elle n’en a commis pour ne pouvoir regarder en face l’héritier de la race dont le nom reste pour jamais attaché au souvenir du démembrement de la France.

Mais tout le danger de l’élection plébiscitaire ne consisterait pas seulement dans la chance du coup d’État dictatorial qui en pourrait sortir. Même légalement et, jusqu’à un certain point loyalement appliqué en France, ce système aurait encore pour