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mérite suffisant pour dispenser de sagesse et d’habileté ceux qui les mettent en œuvre : mais la réciproque est-elle juste, et ne pourrait-il pas y en avoir qui soient si mal combinées que ni art ni prudence n’en puisse corriger le vice ? On s’apercevrait alors à l’usage de ce défaut radical, par ce fait singulier que, de quelque façon qu’on s’y prît pour y remédier, on se heurterait à des inconvéniens contraires.

C’est la réflexion qui m’a été suggérée par la série d’appréciations souvent contradictoires que nous venons de voir se succéder dans ces derniers temps au sujet de la ligne de conduite suivie par M. le Président actuel de la République. Pendant les premières années de sa magistrature, c’était à qui lui ferait compliment sur le scrupule qu’il mettait à se maintenir strictement, par une attitude effacée, dans la limite de ses droits constitutionnels ; et jamais éloge ne parut mieux mérité. Puis, tout à coup, cette unanimité a cessé, pour faire place à des reproches, ou à des plaintes provenant de côtés différens et s’accordant assez mal ensemble. Des voix se sont élevées pour le blâmer tantôt de ne pas se servir de ses droits dans toute leur étendue, tantôt de les dépasser par la prétention d’exercer une action personnelle. Qui n’a présentes à la pensée les pages émues par lesquelles, dans ce recueil même, mon éminent confrère M. de Vogué, ne craignant pas d’interpeller M. Carnot par son nom, l’accusait de douter de sa force, et l’encourageait à faire un usage plus viril des prérogatives qu’il avait le tort de laisser dormir ? C’était l’heure où la machine entière des pouvoirs publics était paralysée par le dégoût et l’effroi que de scandaleuses découvertes avaient causés. Le Président était le nautonier auquel M. de Vogué s’adressait pour sauver de la tempête la barque en péril[1]. L’orage s’est apaisé, un peu trop tôt peut-être pour l’honneur de la conscience publique, sans qu’on eût obtenu le moindre concours de celui qui tenait le gouvernail. On n’a pas cessé cependant de tourner les regards vers lui ; et pas plus tard qu’hier, on aurait voulu qu’au lendemain d’une élection générale qui amenait à la Chambre une majorité incertaine et confuse, ce fût le Président qui se chargeât de la guider par un ministère qu’il aurait formé et un programme qu’il aurait rédigé lui-même.

Le cabinet s’est constitué. Dans quelles conditions ? Je l’ignore. Mais à peine a-t-il eu pris la direction des affaires que nous avons entendu murmurer à voix basse, non sans quelque mauvaise

  1. Eugène-Melchior de Vogué. l’Heure présente. Revue du 1er décembre 1892.