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d’une époque nouvelle, dans la lutte de l’ancien et du moderne, de la convention et de la liberté… »

La réclame est adroite, elle n’est pas exacte. Car si M. Hauptmann avait réalisé ce programme, qui sans doute était le sien, il aurait fait un chef-d’œuvre. Par malheur, l’exécution a trahi la conception : des trois figures principales, il n’en est qu’une seule, celle de la « douce ménagère allemande », qu’il ait réussi à faire vivre. C’est déjà quelque chose, sans doute, mais ce n’est point assez : d’autant moins, que l’intention de l’auteur, étant donné le fond connu de ses idées générales, n’a pu être l’apologie de l’esprit des « temps anciens », et que l’inégalité qu’il y a entre ses personnages pousse le lecteur à les préférer, et de beaucoup, aux « temps nouveaux ».

D’abord, le « savant, nerveux, spirituel, de grande volonté, de science incertaine… de fine nature sensible », n’est ni fin, ni de grande volonté, ni spirituel, ni savant : il est nerveux, c’est vrai, horriblement nerveux, sans que cela tienne à l’hérédité, car ses parens sont de braves gens qui n’ont aucun vice. Et il est plus qu’incomplet : il est niais, il est imbécile.

Il se nomme Johannes Bockerat. Il a fait des études de sciences. Il a eu pour maître Hacckel, dont il a adopté les théories évolutionnistes, et auquel il a voué une vénération profonde. Ses études finies, ou à peu près, il s’est marié, sans se munir d’abord d’une position sociale. Il a épousé une bonne petite femme, Kathe, qui n’a pour elle que la fraîcheur de ses vingt ans et l’excellence de son pauvre petit cœur, fait pour souffrir. Elle ne sait rien, ni du monde, ni des livres. Son art consiste à « cuire », à se tenir devant son mari et devant les parens de son mari en béate adoration, à bercer et nourrir son nouveau-né, qu’elle adore un peu moins que son mari, mais presque autant. Ayant un peu de fortune, ils la mangent à petites bouchées, sans trop s’inquiéter de l’avenir, dans la banlieue de Berlin, au bord du lac de Müggel, à Friedrichshagen, qui est la résidence d’un grand nombre de députés socialistes et d’écrivains « jeune Allemagne ». Madame Bockerat, la mère, est avec eux, et ils ont pour commensal habituel un nommé Braun, qui est peintre comme Johannes est savant. Ils ne sont pas malheureux, pas heureux non plus : Kathe a le sentiment qu’elle ne suffit point à occuper l’esprit de son mari, et cela la tourmente. En effet, Johannes s’ennuie. Il a écrit un ouvrage de psycho-physiologie, et il est seul à s’y intéresser. Il en parle souvent, on l’écoute, mais quand il manifeste le désir d’en faire lecture, personne ne veut l’écouter : ni sa mère qui en a peur, ni Braun qui craint de s’ennuyer, ni Kathe qui n’y