Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 122.djvu/798

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une à une et séparément. Vous regrettez à votre insu la conférence du brillant professeur qui, devant une assistance élégante, refait l’histoire de France à l’usage des gens du monde, pose successivement les assises régulières de son édifice et plante le drapeau tricolore sur le faîte au milieu des applaudissemens : art séduisant, mais fragile, et qui s’épuise dans son propre triomphe. Vous vous retirez, charmés de cette belle ordonnance, mais un quart d’heure après, vous n’y pensez plus. Or il faut, au contraire, que vous y pensiez. Presque toutes ces questions nationales ont leur écho dans notre siècle. Voici celle de l’armée, par exemple. N’est-on pas frappé de voir que l’ancienne monarchie hésitait déjà entre « des milices… peu solides, composées de cette piétaille dont les vrais hommes de guerre font si peu de cas… et des troupes mercenaires peu nombreuses, qui, si elles sont plus expérimentées d’ordinaire, et plus braves, n’ont jamais le fond ni l’âme que donne l’amour du pays ? » On ne doit donc pas se plaindre si une telle histoire offre quelque chose d’inachevé, et laisse partout des pierres d’attente pour les constructions futures. Ainsi l’entendait Montaigne, que je ne me lasserai pas de citer. Il parle quelque part des historiens qui « veulent nous mâcher les morceaux, qui se donnent loi de juger et par conséquent d’incliner l’histoire à leur fantaisie : car, depuis que le jugement pend d’un côté, on ne peut se garder de contourner et tordre la narration à ce biais. » Et le philosophe ajoute : « Qu’ils étalent hardiment leur éloquence et leur discours ; qu’ils jugent à leur poste, mais qu’ils nous laissent aussi de quoi juger après eux, et qu’ils n’altèrent ni dispensent par leurs raccourci mens et par leur choix rien sur le corps de la matière, mais qu’ils nous la renvoyent pure et entière en toutes ses dimensions. »

Exposer les faits et « juger à son poste », voilà la vraie méthode historique, la part du savoir et du raisonnement. Aussi, n’est-ce pas par de longues dissertations, mais par de brèves réflexions, par de saisissantes images que M. Hanotaux exprime ses vues personnelles. Par exemple, à propos de la démolition des forteresses, « la grande œuvre monarchique, dit-il, c’est le remplacement des murailles qui séparent par les chemins qui rapprochent et unissent. La civilisation moderne est un aplanissement. » Sur les conséquences de l’invention de la poudre : « le canon fit l’unité… La chevalerie française, brillante, brave et indisciplinée, tourbillonna un instant, puis disparut dans la fumée des « artifices » de Jean Bureau. » Sur l’esprit militaire au début du XVIIe siècle : « les résolutions étaient promptes, le langage fier, les actes vigoureux et l’épée tranchait, avec une allégresse juvénile, des problèmes qui, dans une civilisation plus avancée, eussent fatigué