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disait Montaigne, il faut feuilleter sans distinction toute sorte d’auteurs, et vieils et nouveaux, et barragouins et français, pour y apprendre les choses de quoy diversement ils traitent. » M. Hanotaux n’y a pas manqué : il a tout lu, tout dévoré. Il a même été, dans sa prime jeunesse, quelque peu ligueur et frondeur. Lorsqu’il traitait l’histoire cavalièrement et, suivant une expression qu’il aime, « à la soldade », il lui est arrivé de donner des leçons de politique à Henri IV et de tenue à Louis XIV. Chemin faisant, et tandis qu’il jetait ses gourmes, il apprenait à connaître ces hauts et solides esprits, formés en pleine guerre civile, dans le siècle le plus riche de sève et le plus tumultueux qui fut jamais et qui auraient fondé la liberté en France deux siècles plus lot, s’ils étaient nés sous une meilleure étoile. Il but « à plein godet » ce vin généreux, bien français, et en fut d’abord tout ragaillardi. Il aurait volontiers arrêté les passans dans la rue pour leur dire à brûle-pourpoint : « Avez-vous lu la République de Bodin ? Non ? alors vous n’avez rien lu. » De ce premier commerce avec l’histoire, il a gardé, outre une ample érudition qui s’est révélée par des travaux considérables, de l’aisance naturelle, un jugement dégagé, l’horreur des grands mots, mais aussi un certain goût philosophique pour les paradoxes de la veille qui deviennent les vérités du lendemain.

D’où vient qu’il inspire confiance, et que son tableau du passé frappe, au premier coup d’œil, par un air de ressemblance qui ne trompe guère ? C’est qu’il écrit l’histoire en homme d’Etat, et que, dans ses plus lointaines digressions, il ne perd jamais de vue la chose publique. « Les seules bonnes histoires, dit encore Montaigne, sont celles qui ont été écrites par ceux même qui commandaient aux affaires, ou qui étaient participais à les conduire, ou au moins qui ont eu la bonne fortune d’en conduire d’autres de même sorte. » Si M. Hanotaux n’a pas conduit les affaires, du moins peut-on le classer parmi les « participans ».

Le choix même du sujet est fort significatif. Qui en effet, plus que le grand cardinal, a incarné la conscience de la France monarchique ? Qui a mieux su ce qu’il faisait, et laissé sur les événemens une empreinte plus profonde ? Servait-il mieux le roi ou l’Etat, ce ministre impérieux qui parlait d’écarter du trône Gaston d’Orléans, alors héritier présomptif, comme vendu à l’Espagne ? Et lorsque, dans ses Mémoires, il motive chacun de ses actes par de longs considérans, pareils à ceux d’un jugement, ne nous montre-t-il pas qu’il se décidait toujours en pleine connaissance de cause, après avoir pesé le pour et le contre ? Du reste, quel meilleur point de vue que de se loger, si l’on peut, dans ce cerveau lucide ? Quelle époque, que cette crise suprême de l’unité