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ayons au moins la franchise d’avouer notre faute, et sachons dire : Pater, peccavi. Voilà qui serait viril, et qui serait chrétien. Est-ce ce que nous faisons ? Est-ce ce que nous conseillent les dénonciateurs patentés des corruptions de l’argent ? Non, tout au rebours ; ils refusent de nous laisser nous accuser nous-mêmes ; ils nous invitent, selon la déloyale méthode des lâches de tous les temps, à chercher, à côté de nous, un bouc que nous chargions de nos péchés. Ainsi, notamment, les antisémites, oublieux qu’en cela ils empruntent aux juifs une des pratiques les moins recommandables de l’ancienne loi. Désignant au peuple un groupe minuscule, ils rejettent sur lui toutes les fautes de la nation, disant : C’est lui le coupable, chassons-le du camp et le peuple sera sain.

Ce n’est pas que dans l’antisémitisme, allemand ou français, il n’y ait qu’hypocrisie ou haines surannées. Non, certes ! L’antisémitisme, chez les plus honnêtes de ses adeptes (et parmi eux, les honnêtes gens, les naïfs sont après tout en majorité), l’antisémitisme a pu être, à sa façon, une révolte de la conscience publique contre le règne de l’argent. C’est, à travers ses injustices et ses ignorances, une protestation contre les tendances matérialistes de notre âge[1]. Par-là, ce vilain revenant du passé s’adresse aux meilleurs sentimens de notre nature, à ce qui reste de chrétien dans nos sociétés redevenues païennes. Mais, en même temps, avec une aveugle inconsistance, cette apparente réaction contre le matérialisme pratique de nos jours fait appel à tous les instincts mauvais qu’elle semblait devoir combattre, aux convoitises, aux cupidités, à tout ce qu’il y a de bas dans l’homme. Ainsi, dans ce torrent aux eaux troubles se mêlent et s’entre-croisent les sentimens les plus divers, la probité indignée de l’honnête homme et l’avide avarice des jaloux qu’irrite la richesse d’autrui ; les regrets douloureux des simples, dépouillés par la fraude des agioteurs, et les rancunes inavouées des intrigans ou des malhabiles, déçus de leurs rêves de fortune. Impur mélange d’instincts généreux et de vils appétits qui fait la force de l’antisémitisme, car il lui vaut simultanément les cœurs honnêtes et les âmes basses.

On a dit souvent que l’envie était la passion dominante des démocraties. Cela seul expliquerait l’antisémitisme ; s’il a grandi si vite, c’est qu’il a été semé dans la terre de l’envie, un sol qui ne manque nulle part. Toute rébellion du sentiment public contre la domination de l’argent devait, du reste, en Europe, tourner contre les juifs. Les peuples ont besoin de tout personnifier dans

  1. Die Judenfrage ; eine ethische Frage, dit un Israélite allemand, le Dr Léopold Caro ; Leipsig, 1892.