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exclusion était bonne, en Grèce, pour ces démocraties d’aristocrates fondées sur l’esclavage. Mais rayez des listes électorales, dans nos démocraties modernes, les hommes dont le gain est le principal souci, combien restera-t-il d’électeurs ? L’Evangile dit bien : Si ton œil te scandalise, arrache ton œil, et si ta main te scandalise, coupe ta main ; mais ici ce n’est pas un membre qui est malade : c’est tout le corps. Ou mieux, c’est l’âme elle-même. Notre mal, on ne saurait trop le redire, ce n’est pas l’argent, ce n’est pas la richesse ; c’est la soif dévorante, la soif diabétique de l’argent, l’idée que le bonheur dépend de la richesse et que dans la fortune gît toute félicité.

Un écrivain du XVe siècle raconte que le médecin juif du pape Innocent VIII (les papes, comme les rois, avaient encore des médecins juifs), ayant épuisé tous les moyens de guérison, inventa de sauver le vieux pontife à l’aide d’un élixir fait d’une dissolution de perles fines[1]. Qu’était la fabuleuse potion du médecin sémite, sinon un symbole de notre foi, déjà ancienne, dans la toute-puissante vertu de la richesse ? Et cette foi en la richesse n’a fait que grandir depuis le moyen âge. Jamais l’on n’a autant cru à sa vertu curative. C’est d’elle, c’est d’une infusion de richesse et de bien-être que presque tous les modernes attendent le salut des sociétés.

Eh bien ! non ; à quelque dose qu’elle soit prise, gaspillée témérairement par l’empirisme brutal des socialistes, ou prudemment administrée par la main savante des économistes, la richesse ne suffira point à nous guérir. Notre sang ne se refera point avec l’or. Le bien-être ne saurait nous rendre la santé. Notre mal, il faut toujours en revenir là, est avant tout un mal moral, et à mal moral remèdes moraux. La question d’argent, comme la question sociale, se ramène à une question de morale. Qu’on me pardonne d’insister sur des idées que j’ai déjà exprimées plus d’une fois ici même[2]. Il y a des vérités auxquelles nous sommes toujours rappelés. Le mal est dans les âmes, et c’est des âmes qu’il faut d’abord s’occuper ; c’est, elles qu’il faudrait affranchir de la servitude de l’argent. Nous aurons fait un grand pas dans la voie libératrice, quand nous aurons cessé de croire au salut, par la richesse et par la civilisation matérielle.

C’est là le premier point ; le second serait de cesser d’attendre la guérison de l’Etat, de la loi, qui ne peut refaire l’homme intérieur. La loi est chose morte ; elle n’a point en elle de principe de vie.

  1. Gregorovius, Geschichte der Stadt Rom im Mittelalter, t. VII (1870), p. 306.
  2. Voyez notamment, la Papauté, le Socialisme et la Démocratie.