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quasi-unanimité, psalmodiant à l’unisson la même litanie d’éloges.

Entre toutes les vilenies de l’affaire du Panama, le rôle de la presse a peut-être été le plus honteux, et sur cette complicité de la presse, d’autant plus pernicieuse qu’elle se reproduit à chaque occasion, on s’est lu dans tous les camps, les journaux quotidiens de toute couleur étant intéressés au silence. Encore si tous s’étaient tus ! Mais plusieurs ont érigé leur vénalité en maxime. Des journalistes, qui n’étaient pas tous juifs, ont posé en principe que le journal est un avocat qui plaide et se fait payer. Cette presse qui se vantait d’être l’éducatrice du peuple, qui prétendait remplacer auprès des foules émancipées le prêtre et le prône, se donnant comme le nouveau pouvoir spirituel appelé, sur les ruines des églises, à distribuer aux masses le pain de l’esprit, voilà comment elle pratique son sacerdoce ! Il n’est pourtant pas loin le temps où la plume nous semblait une épée, pure de tout sang versé ; où nous nous imaginions que, dans la confuse mêlée de la vie contemporaine, où les violences ne sont plus guère accomplies par la force, l’écrivain, le journaliste devait être le moderne chevalier, le redresseur de torts, combattant visière haute pour la défense des faibles. C’était trop demander à ces temps sans vertu. La plume du journaliste ressemble plutôt aux flèches empoisonnées du sauvage, et, pour écrire, il n’est, hélas ! nul besoin d’être armé chevalier. Nous avons vu se lever, derrière nous, une génération de condottieri de la presse, de bravi du journal, qui rançonnent effrontément les particuliers ou les sociétés, et entreprennent à forfait des raids financiers sur les terres du public. Certes, il y a encore de nombreuses et nobles exceptions ; mais, à tout prendre, il n’y a pas, pour nous écrivains, à être fiers de notre temps et de notre pays. Pour ne pas trop nous mépriser, nous avons besoin de nous rappeler l’époque peu lointaine où poètes et prosateurs étaient aux gages de qui les payait et tendaient publiquement la main aux grands seigneurs ou aux financiers. N’importe, de toutes les faillites dont a été témoin le XIXe siècle, je n’en sais pas de plus lamentable que la faillite de cette presse corrompue et corruptrice. Si l’on doit juger l’arbre à ses fruits, il faut bien avouer que, — chez nous au moins, — la liberté de la presse a fait banqueroute.

À cette corruption, à cette immixtion de l’argent dans la presse et dans la politique, certains docteurs apportent des remèdes d’apparence fort simple. Les uns recommandent de restreindre les libertés publiques et notamment la liberté de la presse ; les autres. — ou les mêmes, — conseillent de supprimer le parlementarisme,