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péché irrémissible dans une démocratie, le péché contre le peuple. Il ressemble au prêtre sacrilège qui n’a pas honte de profaner les mystères qu’il enseigne à révérer, et ne voit dans la religion qui le nourrit qu’une vache à lait. Et la République est-elle autre chose pour nombre des élus du peuple ? La politique, à leurs yeux, n’est que l’art de traire sans l’irriter la vache populaire. — Comment se feraient-ils scrupule de soutirer des millions aux sociétés privées ? De même que, autrefois, les chevaliers brigands du Rhin, les Raubritter, postés aux défilés du fleuve ou de la montagne, ils ont imaginé de lever un péage sur les marchands ou sur les industriels qui, pour passer, ont besoin d’une autorisation. Ils ont fait mieux : pareils aux naufrageurs du bon vieux temps qui, pour les piller, attiraient sur des écueils les vaisseaux en péril, les politiciens des nouvelles couches ont lié partie avec les écumeurs d’affaires pour exploiter en commun les sociétés en détresse. Panama nous les a montrés mettant à contribution la ruine des compagnies et vendant, à des financiers aux abois, le droit de dilapider les économies des petites gens.

Une des tristesses des hommes de mon âge, c’est de constater combien, depuis un tiers de siècle, a grandi, chez nous, le rôle de l’argent dans les coulisses de la politique. Nous nous indignions, jadis, contre « la corruption de l’Empire », corruption de cour, toute de surface, qui n’avait entamé aucun des organes essentiels de la nation. Qu’était cette corruption impériale en regard de ce que nous a valu l’austérité républicaine ? En vérité, nous avons été trop sévères pour le passé, ou nous sommes trop indulgens pour le présent. Déjà, sous l’honnête Louis-Philippe, vous savez ce qu’éprouvait Tocqueville : il lui semblait se trouver moins en présence d’un gouvernement que d’une compagnie industrielle. Il s’imaginait voir la France mise en actions au profit du parti au pouvoir[1]. Ce morose Tocqueville, que dirait-il, aujourd’hui, de notre démocratie française, ou de sa démocratie américaine ?

Pour l’argent et par l’argent, telle semble, des deux côtés de l’Atlantique, la devise du gros des politiciens. Elus et électeurs travaillent réciproquement à se corrompre. A côté des syndicats de la Bourse, nous avons des syndicats électoraux qui se soutiennent par des procédés analogues. Les élections veulent de l’argent, et au lieu de se contenter des subventions de leurs amis politiques, certains démocrates, en France comme en Italie, ont trouvé plus commode d’y faire contribuer les banques privées ou

  1. Alexis de Tocqueville, Souvenirs. Et il n’était pas seul à avoir cette impression, témoin certaines lettres de La Mennais et de Léon Faucher, etc.