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matière à trafic, partant à courtage. Je doute que notre époque soit plus corrompue que les précédentes. Il fut un temps, dans l’Europe chrétienne, — témoin l’Angleterre de Charles II, — où, tout comme les parlemens, les rois étaient à vendre[1]. En Allemagne, en Pologne, en Suède, à Rome même, partout où siégeaient des assemblées, Versailles connaissait le tarif des consciences. L’immoralité, la vénalité sont de tous les temps, mais les institutions démocratiques en ont démesurément agrandi le domaine. Quand il n’y avait guère d’autre élection dans le Saint-Empire que celle de l’empereur, les princes, séculiers ou ecclésiastiques, étaient seuls à pouvoir mettre leur vote à l’encan. La mendicité des places et des faveurs, la course aux pensions et aux emplois, le négoce des influences, l’effort pour vivre et s’enrichir aux dépens du public, le parasitisme politique en un mot n’était autrefois permis qu’à une oligarchie, à la noblesse de cour, aux privilégiés de la naissance ou de la fortune.

Il en est autrement, depuis que les rameaux de l’arbre du pouvoir ont été abaissés à la portée de toutes les mains, et que toutes en prétendent cueillir les fruits d’or. Le cercle de la corruption s’est élargi à l’infini, avec le suffrage universel et avec l’avènement des nouvelles couches, d’autant que ces nouveaux venus avaient plus de besoins et moins de vergogne. — Puis les progrès de la civilisation et de l’industrie, la création des sociétés anonymes, les émissions de titres, les syndicats de garantie, les participations des banquiers nous ont enrichis de modes de corruption moins grossiers et moins périlleux. L’abject, le vulgaire pot-de-vin de nos ancêtres s’est bien affiné avec les inventions modernes ; il s’est fait propre, il ne salit presque plus les mains. Que de manières de faire de l’argent inconnues de Panurge ! La savante vénalité de nos jours a des procédés discrets qui ne laissent guère plus de traces que les poisons végétaux de la chimie moderne.

Prévarications, exactions, péculat, dilapidations, malversations, concussions, la vénalité et la corruption sont protéiformes ; elles n’appartiennent en propre à aucun régime. L’ancienne monarchie et la Révolution en ont presque également pâti. Je dirai plus, en dépit de l’Angleterre de Walpole, le défaut de liberté politique, par suite du manque de contrôle, me semble rendre la vénalité plus difficile à réprimer sous un gouvernement absolu, témoin la France

  1. « Les Anglais, disait Montesquieu, encore au XVIIIe siècle, ne sont plus dignes de leur liberté. Ils la vendent au roi, et si le roi la leur redonnait, ils la lui vendraient encore. Un ministre ne songe qu’à triompher de son adversaire dans la Chambre basse, et pourvu qu’il en vienne à bout, il vendrait l’Angleterre et toutes les autres puissances du monde. » Montesquieu, Notes sur l’Angleterre, 1729.