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pour le peuple n’existe point[1]. » Il y a deux nations dans chaque nation, comme le disait déjà, de l’Angleterre encore aristocratique, le jeune Disraeli, vers 1845, — « deux nations entre lesquelles il n’y a ni relation, ni sympathie ; qui n’ont ni même éducation, ni mêmes sentimens, ni mêmes mœurs, comme si elles habitaient deux zones différentes[2]. » Combien cela est-il plus vrai, depuis un demi-siècle ! L’unité nationale est, partout, plus ou moins compromise, parce que, à l’intérêt national, tendent à se substituer les intérêts de classes. Cela même est une conséquence du règne de l’argent, car le royaume de Mammon est fatalement un royaume divisé contre lui-même.

Plus de privilèges ! avions-nous assuré, de bonne foi, aux masses ; mais la fortune, à son tour, leur paraît un privilège, et le plus odieux comme le plus enviable. Nous avons beau leur démontrer que, en droit, la richesse est accessible à tous ; qu’elle est, d’habitude, le prix de l’intelligence et du travail ; les foules ne voient que le fait matériel, l’inégalité dans ce qui les touche le plus, dans la répartition des biens de ce monde. Et comme nous leur avons appris que les hommes naissent égaux en droits, cette inégalité leur paraît une iniquité. Notre égalité théorique ne fait que leur rendre plus blessantes et plus douloureuses les inégalités réelles. C’est toujours la remarque d’Aristote : les hommes, égaux sous un rapport, ont voulu l’être en tout[3]. Egalité devant la loi, égalité politique, suffrage universel ne leur semblent qu’un leurre, — à moins qu’ils n’y découvrent une arme pour conquérir l’égalité sociale et convertir l’égalité des droits en égalité des conditions. Alors seulement sera achevée, pour le peuple, l’œuvre de la Révolution ; car, après l’ancien régime et la féodalité, reste à détruire la nouvelle aristocratie : la bourgeoisie capitaliste. Derrière le tiers état, parvenu à la richesse, se dresse le « quatrième état » qui, à son tour, se plaint de n’être rien et prétend être tout[4].

L’évolution est singulièrement rapide ; la démocratie, arrivée au règne de l’argent, s’insurge contre l’argent. Elle pourrait dire à

  1. Voyez M. Ch. Gomel, les Causes financières de la Révolution française, t. II, p. 626 ; Guillaumin, 1893.
  2. Benjamin Disraeli, Sybil or the two Nations.
  3. Aristote, Politique, liv. V, ch. I.
  4. Chose peu connue, cette expression de IVe état, de IVe ordre, dont on abuse quelque peu aujourd’hui, et que nous ne saurions prendre à la lettre, est antérieure à la Révolution. Que parle-t-on d’ordres dans la nation, disait, dès avant 1789, un pamphlet intitulé : Le IVe Ordre ; il n’y a que des classes : celle des pauvres, celle des gens qui ont le nécessaire, enfin celle des riches. » Voy. Ch. Gomel : les Causes financières de la Révolution, t. II, p. 626.