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grain de riz. Mais ce grain de riz causa parmi les hommes des deuils, des désespoirs, des haines et des crimes à remplir le Tartare. » La musique ne dit rien de tout cela. Il y eut plus de grandeur naguère dans la rencontre même de Manon avec Desgrieux qu’il n’y en a dans celle de Thaïs avec Athanaël, dans ces grâces de figurine et ces façons de gentille poupée, dans ces coulées de flûte et dans l’aimable, mais insuffisante mélodie, à laquelle une reprise des chœurs à l’unisson vient donner pour finir l’allure d’une valse médiocre. M. Massenet sans doute a regardé son héroïne du haut du Serapeum seulement ; il n’a vu que le grain de riz.

Partout ailleurs ne se trouve que réduction et miniature, et le cœur même de l’œuvre, le cœur surtout sonne creux. Sous les formes, ou plutôt les formules habituelles de M. Massenet, le fond manque. Foi-mule, et formule agaçante, l’air de Thaïs à son miroir. Au lieu de l’inspiration et du style, rien que l’exagération de l’artifice et de manière : la phrase précipitée, nerveuse de M. Massenet, lancée tout d’un trait sur une note haute : Dis-moi que je suis belle et que je serai belle ! puis, pour faire contraste, un peu de calme, un murmure : éternellement ! Éternellement ! et enfin, une note plus haute encore, et perçante, en guise de conclusion.

Du duo qui suit et qui devrait être le centre, le foyer de l’ouvrage, de cette scène où s’ébauche, pour se consommer pendant l’entr’acte, le double revirement des deux âmes, rien, hélas ! n’est à retenir. Si pourtant : une ou deux pages, et nous donnerions toutes les autres pour elles, pour la psalmodie de Thaïs hésitante, pour la mélopée des flûtes sacrées, des flûtes inquiètes, des flûtes mélancoliques, où semble passer un soupir et perler une larme d’Aphrodite pleurant la plus belle de ses prêtresses qui va l’abandonner.

Cet abandon, péripétie, capitale de l’œuvre, cette crise d’âme, où meurt l’ancienne Thaïs et naît une Thaïs nouvelle, par quoi M. Massenet l’a-t-il traduite ? Par un frêle solo de violon. « Méditation » dit-il. Oh ! non ; rêverie tout au plus, et si légère ! La phrase est d’ailleurs élégante, tournée et contournée même à la Chopin. Mais que c’est peu de chose pour un si grand sujet, pour un si grave moment ! D’un pareil combat et d’une pareille victoire, de ce qu’aima cette femme et de ce qu’elle aime à présent, de ce qu’elle fut et de ce qu’elle devient, quelle faible représentation ! Un tel nocturne pour une telle nuit ! Il n’y a ici qu’un gracieux offertoire de mariage mondain, accompagnement distingué de la quête des demoiselles d’honneur ; ce n’est pas cette romance qu’il eût fallu jouer aux noces douloureuses et saintes d’une pécheresse avec Jésus-Christ.

Toute la nuit, assis au seuil de Thaïs, Athanaël a veillé, prié, attendu, et la nuit n’est pas encore achevée, que Thaïs vient le