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Oui, tout cela devait être beau, et d’une beauté qu’il appartenait à M. Massenet, mieux qu’à tout autre, de concevoir et de réaliser. Dans cette mystique et sensuelle Thaïs, l’auteur de Marie-Magdeleine et d’Hérodiade, sans parler de celui de Manon, pouvait combler la mesure de son talent, et même la dépasser. De ce talent, Thaïs promettait à la fois, nous l’espérions du moins, la fleur la plus éclatante et le fruit le plus savoureux ; mais la fleur n’a pas fleuri et le fruit est tombé sans mûrir.

On ferait en deux mots la critique de Thaïs : c’est un grand sujet que la musique tantôt n’a pas traité du tout et que tantôt elle a traité petitement. Le fond musical y manque justement alors qu’il serait le plus nécessaire. La figure d’Athanaël, par exemple, n’existe pas musicalement. Elle n’est dessinée, modelée, ni par des mélodies, ni par des harmonies caractéristiques. Rien dans le chant, rien dans l’orchestre ne pose le personnage, ne l’établit jamais, individuel et vivant. Faible est la plainte instrumentale qui l’annonce au premier acte, et terne son cantique, lorsqu’il se lève pour aller conquérir Thaïs. Enfin, dans la grande scène, ou qui devrait être grande, la plus grande même de toutes, entre Thaïs et lui, quand il adjure la courtisane de l’écouter et de le suivre, à peine trouve-t-il un accent, un geste, un cri.

Une fois pourtant, une seule, j’ai cru qu’un souffle véritable allait ranimer, que le feu d’en haut descendait sur ses lèvres. Au seuil de Thaïs, le pâle missionnaire s’est arrêté. Devant lui, blanche de soleil au bord de la mer bleue, s’étend la ville impure ; il la regarde alors et la maudit. Vraiment, en dépit d’une ou deux tournures banales, d’une péroraison peut-être plus emphatique qu’éloquente, cette malédiction est belle. Elle est belle par l’ampleur du chant et de la déclamation ; elle l’est encore par l’accompagnement à la fois étincelant et doux, berceuse brillante, si les deux mots se peuvent associer, où parmi les soupirs tintent les bruits de fête, où les violons font sonner leurs trilles par-dessus le moelleux appel des cors. Elle est belle enfin, cette apostrophe, parce que, sous la pieuse colère d’Athanaël, les souvenirs et les regrets de la chair se raniment en lui, parce que, jusque dans le saint anathème, c’est la jeunesse du moine, sa jeunesse païenne et voluptueuse, qui se réveille et se met à chanter. Oui, cela est beau, et peu s’en faut que cela ne soit grand.

Le reste, hélas ! tout le reste est petit. Mesquine, et d’une mesquinerie vulgaire, avec des rythmes grêles et presque des sonorités de guinguette, l’entrée de Thaïs, cette première entrée qu’il eût fallu charger de tout le mal que traîne cette femme dans les plis de sa tunique pâle. Sans doute elle n’était pas bien grande, elle le dit elle-même, et elle tenait peu de place sur la terre. « Pour ceux qui me voient du haut du Serapeum quand je passe dans la rue, je ressemble à un