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En ce temps-là, douze anachorètes vivaient au désert d’Egypte. L’un d’eux, Athanaël, était saint entre tous. Né païen dans Alexandrie, il y avait grandi et il y avait péché. Mais Dieu, le touchant un jour de sa grâce, l’avait retiré du mal et du monde. Et depuis, sous le soleil ardent ou les étoiles d’or, le cénobite se souvenait d’une femme, Thaïs, comédienne et courtisane : de Thaïs, idole et délices impures de la luxurieuse cité ; de Thaïs qu’il avait aperçue autrefois. L’ayant vue une nuit en songe, le désir de sauver la pécheresse s’empara de l’âme du saint : et dès l’aube, sourd aux remontrances du prudent Palémon, il quitta ses frères et marcha vers Alexandrie. Après avoir cheminé quinze jours, il y parvint, et se rendit chez Thaïs aux yeux de violette. Elle était en train de souper pour la dernière fois avec Nicias, un amant d’une semaine, que le lendemain elle allait quitter. L’homme de Dieu parla à la courtisane, et celle-ci l’écouta et l’entendit. Pour le suivre, elle abandonna son palais, ses trésors, ses amours, et il la conduisit dans un monastère, où la coupable Thaïs devint Thaïs la sainte.

Et le moine revint à son désert, mais non pas tel qu’il en était parti. L’image de Thaïs fut sans cesse devant ses yeux, la tentation habita en lui et l’amour de la femme s’établit dans son cœur. Tantôt il la voyait pécheresse et tantôt pénitente, mais belle toujours et toujours follement désirée. Une nuit, il entendit une voix qui disait : « Thaïs Ara mourir ! » Alors il se leva et courut au monastère. Elle allait mourir en effet ; elle mourut dans ses bras, et ses bras étreignirent passionnément la morte. C’est ainsi que Thaïs fut sauvée par Athanaël et que par Thaïs Athanaël fut perdu.

Toute ironie mise à part, ainsi qu’il convenait, et aussi toute présomption touchant le salut ou la damnation d’Athanaël, aucun scénario plus que celui-ci n’avait de quoi séduire un compositeur et de quoi l’inspirer. Le sujet de Thaïs est musical à la fois par le fond, ou si on veut par le dedans, et par le dehors, c’est-à-dire par le détail et l’accessoire. Le fond, c’est l’évolution double et inverse de deux caractères : Athanaël et Thaïs : c’est la fatale vicissitude, l’étrange et terrible retour des choses non point d’ici-bas, mais de là-haut : c’est le conflit de deux âmes, et dans celui de deux âmes le conflit de deux mondes et de deux principes, de l’antiquité et du christianisme, de la chair et de l’esprit. Voilà les deux puissances dont Athanaël et Thaïs ne sont que les représentans ou les symboles, voilà les deux forces qu’il fallait montrer aux prises et s’affrontant. Il fallait que l’Opéra devînt un champ de bataille où se seraient livrés, comme dit M. France, « les merveilleux combats du ciel et de l’enfer ». Et pour ces combats, quel décor (je ne parle que de décor musical), quel décor j’avais rêvé ! Quel charme, quelle volupté, quelle grâce il y avait à répandre sur la face du ciel et des mers orientales ! Quelles couleurs à jeter sur ce monde alexandrin !