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triomphera. Quiconque la propose actuellement encourt de terribles excommunications. On les supporte en compagnie de Renan et de Taine ; ils furent les implacables adversaires des théories régnantes en matière d’instruction. — Si l’opinion est trop injuste, Taine m’a laissé une sauvegarde contre elle : ce petit volume grec emporté de l’Ecole normale, les Pensées de Marc-Aurèle, qui fut le pain quotidien de son esprit. Je relis sur la page usée cette ligne où ses yeux calmes se posèrent tant de fois : « Βάλε ἔζω τὴν ὑπόληψιν… Rejette l’opinion, tu seras sauvé. — Qui donc empêche de la rejeter ? » ajoute le sage empereur.

Je me persuade que le loyal écrivain m’eût pardonné la liberté respectueuse de mes contradictions. Ce chercheur de vérité savait qu’elle a des faces multiples et qu’on peut l’apercevoir sous des angles opposés. Sa puissante intelligence s’attachait à certains aspects ; elle en négligeait d’autres qu’une complexion différente nous fait préférer. Néanmoins on hésite à rectifier les vues de Taine ; s’il ne leur donna pas toujours en largeur ce qu’elles avaient en profondeur, c’était chez lui scrupule de savant, et surtout candeur d’une âme désintéressée, qui ne comprenait point qu’on assumât les angoissantes responsabilités de l’action. Je devais ce dernier témoignage à l’homme que je m’honorerai toujours d’appeler mon maître, alors même que l’étude et les enseignemens de la vie engageraient ma pensée dans les voies intellectuelles les plus éloignées des siennes. Le vrai maître n’est pas celui qui nous inculque des doctrines ou des méthodes auxquelles notre esprit se refuse ; c’est celui qui nous instruit à aimer la vérité, et qui nous donne la plus haute, la plus rare leçon : l’exemple d’une vie parfaitement noble. Cette leçon, nul ne l’a donnée mieux que Taine. De lui aussi, on peut dire que son plus beau livre fut sa vie.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.