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deux puissances. Le César français venait reprendre dans le monde, au nom et avec les pures traditions du vieux droit latin, tout ce que l’Eglise avait lentement soustrait de ce droit aux Augustes. Il voulait la faire rétrograder jusqu’à Constantin, sinon même au-delà ; car ce qu’elle détenait, c’était son bien propre, à lui César. Que Napoléon ait été une complète réincarnation de l’esprit latin, Taine l’a surabondamment démontré. Le corps temporel de l’Eglise étant animé de ce même esprit, il devait y avoir attraction et répulsion entre ces deux co-partageans de l’ancienne Rome.

Du fait qu’ils ont bâti tous deux sur le tuf latin, avec des pierres latines, d’autres conséquences se dégagent pour l’avenir. S’il était prouvé que nous nous délatinisons rapidement, ce serait un motif de plus pour conclure à la ruine fatale de l’édifice napoléonien, devenu caduc ; et l’on s’expliquerait mieux, d’autre part, l’écoulement momentané des âmes hors de l’Eglise, ce que Taine appelle le paganisme croissant de notre peuple. Or, d’évidens symptômes nous avertissent qu’il tarit, ce lait de la louve romaine dont nous avons subsisté pendant tant de siècles. La langue de Rome, gardienne et véhicule de l’esprit latin, perd chaque jour du terrain, malgré la résistance de nos traditions scolaires. On a beau l’introduire dans les jeunes cervelles, qui en conservaient naguère quelque chose, elles l’éliminent aujourd’hui en sortant du collège ; on n’ose plus citer du latin : l’eau de la source mère se perd de plus en plus dans le torrent de la vie moderne. De même pour le droit romain : il fuit de nos codes par chaque fissure ; les conceptions nouvelles de la famille, de la propriété, du statut personnel, gagnent de la faveur et ruinent les anciens principes de notre législation. Si l’histoire du monde peut se ramener à une lutte perpétuelle entre l’Orient et l’Occident, la phase actuelle atteste un recul de l’Occident, un retour offensif de l’Orient ; je prends ces mots d’Orient et d’Occident comme deux patrons où l’on a rapporté de tout temps deux états de pensée bien distincts. Mesurez le chemin parcouru depuis deux cents ans. Le XVIIe siècle respire et se meut dans un air tout latin ; ses doctrines, sa littérature, sont exclusivement saturées de cet air. Aujourd’hui, nos sciences et nos lettres témoignent d’une disposition d’intelligence incomparablement plus proche de l’esprit grec. Nos générations ont déjà rétrogradé de Rome à Athènes ; celles qui viennent paraissent sollicitées plus loin encore vers l’Orient. Dans ce jeune homme symboliste, mystique, bouddhiste, enchanté par les mythes germains et les littératures Scandinaves, il y a un vieil Arya qui se retrouve et se dépouille de son laticlave romain. Il serait puéril d’exagérer ce petit frisson de l’esprit