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Hauptmann, au Théâtre Royal de Berlin. C’est l’usage en Allemagne que l’auteur vienne saluer le public aux premières… s’il est appelé par les applaudissemens. M. Hauptmann fut appelé cinq ou six fois par la salle tout entière après chacun des deux actes de sa pièce. C’était là évidemment pour moi comme pour tout le monde la preuve d’un gros succès. Aussi je fus assez surpris le lendemain de lire dans quelques journaux que ces applaudissemens prouvaient au contraire que la pièce n’avait pas réussi comme elle aurait dû réussir ; car si elle avait été bien comprise, disaient les critiques de ces journaux, le public aurait dû garder un silence religieux, et se retirer dans le recueillement, comme on sort d’une église. Je rapporterai encore une autre phrase, très significative, d’un Berlinois à qui je demandais une fois, en sortant d’un théâtre, si ce qu’il venait de voir l’avait intéressé. « Je ne sais pas, me dit-il, j’ai besoin d’y réfléchir encore un peu. » Et il n’y avait pas la moindre ironie dans sa réponse.

Il est inutile de multiplier ces exemples ; ils suffisent à montrer que la tendance générale sera toujours d’écouter d’abord soigneusement jusqu’au bout, et même de faire taire toute impression directe et trop immédiate, pour mieux raisonner, et discuter avec soi-même s’il faut oui ou non être ému. (J’entends ici naturellement le mot émotion dans son sens le plus large.) Je ne voudrais pas qu’on me fit dire plus que je n’ai voulu dire : sans doute ces deux ordres de facultés, raison et sensibilité, ne peuvent pas arriver en fait à agir séparément avec cette rigueur que j’ai pu paraître indiquer. J’ai simplement voulu montrer d’une façon plus vive en quoi le public allemand au théâtre se distingue du public français ; et pour qui connaît les deux nations il apparaîtra de toute évidence qu’il n’y a là qu’une continuation des différences fondamentales qui existent entre le caractère français et le caractère allemand.

Ce serait en dehors de mon sujet d’étudier quel public, du public français ou du public allemand, est le plus propre à servir au progrès de l’art dramatique. Je ferai seulement remarquer que l’inconvénient de notre public français, c’est que ses arrêts, n’étant guère que la suite, le prolongement ou le contre-coup de ses impressions, sont transformés par là même en arrêts à peu près sans appel. Cependant, si j’étais auteur ou artiste dramatique, c’est de beaucoup les qualités de notre public français que je préférerais. Si avec lui on est quelquefois trop vite et injustement exposé à des rebuffades un peu brusques, au moins, quand il se donne, se donne-t-il plus complètement, et surtout d’une manière plus immédiatement sensible, qui me semble bien propre, en même temps qu’à récompenser plus pleinement l’auteur ou l’interprète, à les exalter aussi davantage au plus grand profit de l’art.