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pour la journée, il leur imposait une corvée qui n’avait rien de pénible ni d’humiliant ; c’était de tirer un certain nombre de seaux d’eau d’un puits assez profond pour les verser dans un réservoir. Quelques-uns refusaient, d’autres s’exécutaient en maugréant, acceptant cependant, au prix d’une demi-heure de travail, de vivre de loisir le reste de la journée. Mais voici ce que fit un plus rusé que les autres. Après avoir tiré son nombre réglementaire de seaux et reçu son salaire, il affecta, dans un élan de bonne volonté, de vouloir tirer un seau supplémentaire ; et il profita d’un moment où la cuisinière avait le dos tourné pour le verser tout entier dans le pot-au-feu qui mijotait sur le fourneau. Puis il s’enfuit en riant. Celui-là trouvait probablement aussi que l’aumône dégrade, et il voulait se venger de l’affront qu’il avait reçu.

D’après ce que je viens de dire, on peut penser que M. Paulian est un adversaire déclaré de ce que j’appellerai l’aumône indistincte, c’est-à-dire de l’aumône faite au hasard et sans renseignemens préalables, sur celui qui la reçoit. Dans son récent discours à l’Académie, à propos des prix de vertu, mon confrère Coppée a spirituellement raillé les philanthropes qui reprochent à saint Martin d’avoir donné son manteau à un pauvre qu’il avait rencontré tout nu, sans enquête. Mais si le lendemain saint Martin avait rencontré le même pauvre encore tout nu, il lui aurait probablement demandé ce qu’il avait fait de son manteau, et il aurait ainsi entrepris la première enquête. Autant que possible, l’enquête doit donc précéder l’aumône, et c’est là une objection très juste contre le système, qui tend à se répandre beaucoup à Paris, du gîte et de la nourriture offerts habituellement à tout venant. Je dis à dessein : habituellement. En effet, lorsque des circonstances particulières déchaînent sur la population d’une grande ville des souffrances exceptionnelles, je comprends parfaitement que la charité publique ou privée s’en inquiète et prenne pour les soulager des mesures exceptionnelles également. Par exemple, un froid terrible survient comme en 1879 ou comme il y a deux ans : ce froid a pour conséquence d’interrompre un certain nombre de travaux, et de priver ainsi de leur gagne-pain ordinaire plusieurs catégories de travailleurs ; en même temps la souffrance du froid est poussée jusqu’à l’exacerbation par une température anormale. Que la charité publique ou privée s’émeuve de cet état de choses, et que, pour y faire face, elle prenne des mesures temporaires, qu’elle crée des chauffoirs, des asiles de nuit, qu’elle distribue des soupes chaudes, rien de mieux. C’est un strict devoir, bien qu’il soit inévitable que, dans une grande ville comme Paris, cette population nomade et vagabonde, dont l’unique préoccupation est de vivre sans rien faire,