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aimé de tous, porté par son génie propre aux farces, aux plaisanteries sur les personnes et les choses : une façon de jouer la comédie en dehors du théâtre ou de la faire sans l’écrire. Seulement il y met la marque de son caractère, amoureux d’imprévu et d’impossible, charmé de se colleter avec la destinée, de risquer sa vie pour un bon mot, Scapin doublé de don Quichotte, gai, pétulant comme un oiseau au printemps ; et les écarts de l’esprit ne sont jamais chez lui les fautes du cœur. Dès l’enfance il se révèle incorrigible, espiègle, insensible à la crainte, aux coups que l’on distribue si libéralement alors, faisant enlever parens, domestiques, curé, professeurs ; il continue de plus belle au régiment, humilie certain major qui l’a pris à tic, et se rend célèbre par l’aventure d’un âne mis en faction. La Révolution donne un nouvel essor à sa gaieté, renouvelle un talent qui, sans cela, eût fini par verser dans la monotonie, lui souffle toute son originalité ; associé à quelques bons drilles de son espèce, il s’improvise motionnaire, alarmiste, court de district en district, colporte au Palais-Royal les nouvelles les plus effrayantes, contrefait l’éloquence des orateurs de club, caricature les inventeurs de complots ridicules, fait de la satire politique en action ; et sa bonne étoile, ses amis, son sang-froid, son agilité, le sauvent à point nommé des périls où l’entraîne sa folle audace ; d’ailleurs il était aimé au théâtre Mareux, bien que le public eût changé à mesure qu’on avançait dans la dévolution ; ce Jocrisse enchantait ses auditeurs, un menuisier répondit pour lui à la Section des Droits de l’homme, déclara qu’il n’était ni istocrate, ni fier, surtout quand il jouait Ricco avec son habit-uniforme et ses épaulettes de coronel.

Cependant Labussière avait gaspillé son pécule et perdu les pensions qu’il tenait des bontés de Mme de Lamballe : ne sachant où donner de la tête, un de ses amis lui proposa et, bien malgré lui, il accepta une place auprès du Comité de Salut public. D’abord commis expéditionnaire au bureau des détenus (division de la Correspondance), il passe comme secrétaire enregistreur au bureau des pièces accusatives, où on lui confie les registres des détenus, où l’horreur de cette besogne l’étreignit d’abord au point qu’il voulait donner sa démission. On lui fit comprendre qu’il compromettrait ses protecteurs, que dans sa division figuraient des hommes modérés, humains, que peut-être pourrait-il donner à des prisonniers le temps de faire agir en retardant la remise des pièces à la commission populaire. Quel trait de lumière ! tourner ses dons de saillie en intrépidité spirituelle, en abnégation, en diplomatie, entamer contre Collot d’Herbois un duel de ruse ! Labussière tentera l’aventure, et dans l’espace de trois mois et demi,