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enfans et Mme Élisabeth assistent à une représentation de la Gouvernante de La Chaussée, et sont accueillis avec enthousiasme. Marie-Antoinette avait fait dire à Louise Contat qu’elle désirait l’entendre dans le rôle de la Gouvernante qui n’était pas de son emploi ; elle apprit cinq cents vers en 24 heures et écrivit au messager de la reine : « J’ignorais où était le siège de la mémoire, je sais à présent qu’il est dans le cœur. »

Après le 10 août, les recettes deviennent à peu près nulles : en vingt jours, chaque théâtre donne quatre ou cinq représentations au profit des veuves et enfans de nos frères morts pendant cette journée. Désormais il faut, malgré qu’on en ait, suivre le torrent, hurler avec les loups ; acteurs et auteurs, tragédies, opéras, comédies, vaudevilles se républicanisent sur toute la ligne ; point de héros ni d’héroïnes sans la cocarde ou le ruban aux couleurs nationales ; des rebouteurs plus ou moins ignares refont des scènes entières de la Mort de César et de Tartuffe, expurgent le Misanthrope : Racine, Corneille sont à peu près sacrifiés ; toutefois on joue Phèdre parfois, mais avec des corrections de ce genre :

Détestables flatteurs, présent le plus funeste
Que puisse faire, hélas, la colère céleste.

Dans le Misanthrope, la chanson d’Alceste subit cette variante :

Si l’on voulait me donner…
Je dirais, d’amour ravi

Plus de ducs, de marquis, de comtesses, plus de monsieur ni de madame, on dit : citoyen, citoyenne, et, au lieu de commandement du roi : décret ; tant pis si la mesure ou la rime clochent. Échec au roi devient Échec au tyran ! Valet, mère noble, ces mots puent trop leur aristocratie ; on dira : homme de confiance, mère républicaine. À une représentation de Cinna, un quidam cria : A bas l’auteur ! Sans doute faisait-il partie de la famille de ceux qui, assure-t-on, arrêtèrent un littérateur coupable d’entretenir des correspondances contre-révolutionnaires avec Fénelon, Bossuet, Pascal et tutti quanti. La scène devient une sorte d’école politique où l’on enseigne au public la haine des rois, de la noblesse ou du clergé, selon la persécution du moment, et l’on peut juger souvent par les pièces nouvelles quels sacrifices se préparent[1]. Tantôt le théâtre suit, tantôt il prépare la loi,

  1. Un séjour en France, de 1792 à 1795, publié par M. Taine, 1 vol. — Hallays-Dabot, Histoire de la censure théâtrale. — Amaury Duval, Observations sur les théâtres. — Muret, L’Histoire par le théâtre. — Schmidt, Tableaux de la Révolution. — Étienne et Martainville, Histoire du théâtre français pendant la Révolution. — Henri Welschinger, Le Comité de Salut Public et la Comédie-Française, à la suite du Roman de Dumouriez, p. 180 et suiv.