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l’Abbé de l’Épée, elle s’y prépare pendant six mois, fréquente les sourds-muets, recherche l’amitié de Massieu, s’identifie si bien avec son personnage qu’une machine étant tombée du cintre derrière le théâtre, toute la salle levée spontanément, les autres acteurs ayant quitté la scène, elle demeure immobile à sa place, près d’une table, observant une mappemonde, absolument étrangère à l’accident ; le public battit des mains à quatre reprises, et beaucoup de personnes vinrent la féliciter d’une telle présence d’esprit. Un autre jour, au second acte de la même pièce, au moment où le jeune Solar reconnaît la maison paternelle, Monvel oubliant un de ses effets, elle imagine, pour lui laisser le temps de se reprendre, de presser de ses mains les murailles, ses yeux se remplissent de vraies larmes, Monvel la regarde, s’attendrit lui-même au point de ne pouvoir plus parler, et le parterre, s’apercevant de leur émotion, la partage, éclate en applaudissemens prolongés. Ces larmes éloquentes, ces improvisations de l’âme, très peu de comédiens en ont le secret, parce que la nature n’a fourni qu’à un petit nombre le foyer précieux d’où partent ces éclairs de génie dramatique.

Julie Talma avait su par un indiscret que son mari ne l’aimait plus, et la jalousie, lorsqu’elle n’est pas une délicate défiance de soi-même, mais une forme de la passion ou de l’amour-propre, ne rend guère diplomate ; les reproches, les scènes, loin de ramener l’infidèle, l’éloignèrent, il ne se contraignit plus, et alla habiter rue de la Loi. Des 40 000 livres de rentes que Julie lui avait apportées en dot, il lui en restait 6 000 à peine ; elle lui renvoya ses costumes, ses casques, ses armures, et s’installa rue Matignon chez Mme de Condorcet. Séparés de fait depuis 1795, ils divorcèrent officiellement le 6 février 1801, et Julie annonça la nouvelle en ces termes à Louise Fusil :

« Nous avons été à la municipalité dans la même voiture, nous avons causé, pendant tout le trajet, de choses indifférentes, comme des gens qui iraient à la campagne, mon mari m’a donné la main pour descendre, nous nous sommes assis l’un à côté de l’autre, et nous avons signé comme si c’eût été un contrat ordinaire que nous eussions à passer. En nous quittant, il m’a accompagnée jusqu’à ma voiture. « J’espère, lui ai-je dit, que vous ne me priverez pas tout à fait de votre présence, cela serait trop cruel ; vous reviendrez me voir quelquefois, n’est-ce pas ? — Certainement, a-t-il répondu d’un air embarrassé, toujours avec un grand plaisir. »

Talma tint parole, il venait souvent la voir ; et sa présence adoucissait ses peines, car elle aimait et regrettait l’ingrat.

Cependant il poursuivait de ses supplications Mme