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soir qu’elle dînait chez un ami avec Tallien et Danton, Tallien lui dit au dessert : « Sais-tu, jolie citoyenne, qu’il y a contre toi une dénonciation au Comité de Salut public ? — Ah ! citoyen, que me dis-tu ! — Rien de plus vrai ! Mais tu dois le savoir, le scélérat Robespierre est amoureux de toi. — Je l’ignorais, citoyen ; mais s’il on était ainsi, j’implorerais votre assistance pour me soustraire à cet affreux malheur. — Vraiment ! penses-tu ce que tu dis ? — Eh ! mais, sans doute, dit Danton de sa voix de tonnerre ; cette jolie femme ne peut vouloir de ce reptile, de ce rebut de la nature ! Pauvre petite, elle en est toute rouge. Ne vous effrayez pas, ajouta-t-il, vous n’avez plus rien à craindre, ma toute charmante, nous sommes maintenant vos amis. Si l’on vous tourmentait, moi je vous prendrais sous ma protection, alors venez trouver Danton. » Pendant ce dîner, un incident surgit, que Mme Petit-Vanhove se rappela ensuite comme une prophétie. On servit un gros poisson dont la tête tomba tout juste sur l’assiette de Danton. « Voilà un mauvais présage, remarqua Tallien. — Eh ! non, reprit Danton, tu vois bien que cette tête tombe devant moi. »

Mme Petit-Vanhove, fille du père Vanhove, l’excellent père noble, débuta réellement en 1785, à l’âge de 14 ans, dans la comédie, la tragédie, le drame, et, malgré la jalousie de Louise Contât, jalouse de la préférence que le public lui accordait sur sa sœur, fut reçue sociétaire avant la fin de ses débuts. Sensibilité profonde, grâce, mesure et tact, science des demi-teintes et pureté du dessin, voix harmonieuse et touchante, art de parler et marcher sur la scène comme dans un salon de bonne compagnie, ses contemporains lui accordent des dons très rares, et Legouvé n’est que l’écho de la voix universelle lorsqu’il trace ce vers au bas de son portrait :


Chacun de ses accens est un soupir de l’âme.


Conduite à Sainte-Pélagie le 3 septembre 1793, elle refuse de quitter son père et n’obtient sa liberté qu’à la condition d’entrer au théâtre de la République. Elle n’avait cessé de plaire, et, en 1789, dans le rôle de Monime, elle remporta un triomphe, mais c’est quelques années plus tard qu’elle donne sa mesure. Elle se reprochait de s’attarder sur les traces des autres, d’imiter ses chefs d’emploi, de n’être pas elle-même ; un jour, Louise Contât, réconciliée, lui fait, selon sa propre expression, voir des étoiles en plein midi, le voile se déchire, le nuage qui la séparait de son talent s’évanouit, elle comprend qu’il n’y a pas de mauvais rôles au théâtre, qu’on trouve toujours l’emploi de son âme et de son intelligence. Bouilly lui ayant confié le rôle du sourd-muet dans