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pleuvaient des pièces de vile monnaie. Le portrait ne demeura pas longtemps au Salon, assez toutefois pour amuser les badauds et enchanter les ennemis de cette aimable femme.

« On annonce Achille, Horace, un héros quelconque qui vient de gagner une bataille en combattant presque seul contre des ennemis formidables, ou bien un prince si charmant que la plus grande princesse lui sacrifie sans regret son trône et sa vie ; et l’on voit arriver un petit homme fluet, sans force et sans organe. Que devient alors l’illusion ? Il est petit, mesquin, grêle, il a la voix fêlée ; il est d’une maigreur à faire pitié, c’est un amant à qui on a toujours envie de faire donner à manger. » Voilà l’impression première de Clairon, de Grimm sur un des acteurs qui ont le plus honoré la scène française. Et comment Jacques Boutet de Monvel suppléait-il à une telle indigence de dons naturels ? Comment parvint-il à remplacer Bellecour, Molé, aux yeux d’un public d’autant plus enclin à se venger sur le double de l’absence du chef d’emploi que, jusqu’en 1790, les comédiens, dans l’intérêt de leurs recettes, se gardaient bien de mettre les noms sur l’affiche ? Comment arrivait-il à tourner en applaudissemens les murmures du parterre ? C’est qu’il eut l’art de la sensibilité, une intelligence supérieure, le don de faire penser, d’éveiller l’émotion, et ce regard de flamme qui terrifia Régnier enfant, un jour qu’il contemplait Monvel vieilli, étique, presque réduit à l’état de spectre, auquel une servante faisait manger son potage, après lui avoir passé une serviette autour du cou. C’est qu’il s’imposait les études les plus pénibles pour démonter son visage, trouver dans son âme les effets, la magie du débit, une simplicité noble, se faire entendre à force de se faire écouter. Remédier à la faiblesse de la voix par l’accent et le soutien des sons, demeurer très sobre de gestes parce que leur multiplicité nuit au jeu de la physionomie, ménager l’emploi de ses forces et par là même en doubler la puissance, éviter « le haut braire », le ton démoniaque, parler la tragédie au lieu de la hurler ou de la chanter, voilà son secret. Loin d’appartenir à l’école du chant, de la déclamation à outrance qui subordonne le naturel, la vérité dramatique à la musique de la poésie, école qui compta parmi ses disciples les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, Champmeslé elle-même, Beaubourg, Duclos, Larive… il cherche avant tout la vérité de l’action, et, comme Molière, Baron, Locouvreur, Dumesnil, Talma, Rachel, veut d’abord qu’on parle, qu’on « dise » les vers, qu’on se tienne à égale distance de l’emphase et du ton bourgeois ou trivial, qu’on fasse revivre la pensée de l’auteur sans toutefois détruire la mélodie des mots dont il l’a revêtue, en cultivant