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la croix lui manque, elle a pleinement la folie de la générosité. Non contente de solliciter sans relâche pour ceux qui l’invoquent, elle recueillit plusieurs girondins au 31 mai ; elle abritait un terroriste, l’acteur Fusil, depuis Prairial, elle donna l’hospitalité à un royaliste après les journées de Vendémiaire ; l’un à la cave, l’autre au grenier. Afin de les distraire un peu, elle les fit d’abord souper à tour de rôle avec quelques intimes ; puis se reprochant cette combinaison comme un excès de prudence, elle propose à Talma de les réunir ; le malheur les aura disposés à l’indulgence, à la pitié. Tout va bien d’abord, ils ne se connaissent point, se montrent polis, prévenans, mais au dessert, un mot suffit à détruire toute cette harmonie. « Il n’y a qu’un terroriste qui puisse penser cela, s’exclame le royaliste. — Il n’y a qu’un royaliste qui puisse parler comme cela, tonne Fusil. — C’est parler comme un misérable. — C’est penser comme un scélérat. — Si jamais nous avons le dessus ! — Si jamais nous prenons notre revanche ! » Il fallut les séparer et revenir à l’arrangement primitif. On ne risquait rien moins que sa vie à cacher ainsi des proscrits, mais la Révolution avait porté tous les sentimens au ciel ou jusqu’en enfer, et l’héroïsme devenait presque aussi banal que la mort. L’archéologue Millin avait imaginé un artifice digne d’un savant tel que lui : il gardait aussi son proscrit, le député Pallier, passait avec lui ses soirées à jouer ou à causer, et, dès qu’un coup de sonnette donnait l’alarme, Pallier se cachait dans une boîte à momie, où personne ne se fût avisé de l’aller chercher.

De telles femmes devaient présider les salons de la Législative et de la Convention, comme Mme de Staël semblait faite pour dominer ceux de la Constituante. Aussi le petit hôtel de la rue Chantereine, qui passera plus tard à Joséphine de Beauharnais et à Bonaparte, est-il fort animé : table ouverte à toute heure, cohue de parasites, amis de la première et de la dernière heure, fêtes perpétuelles, dépenses excessives, car Julie se montre prodigue, et Talma, qu’elle a épousé en 1791 (elle avait 37 ans), a le génie du gaspillage ; bien qu’il se pique d’inscrire toutes ses