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toujours assez difficiles à serrer de près, qu’il s’agisse des paysans ou des ouvriers, il semblait que, par rapport aux autres pays de l’Europe, notre démocratie actuelle n’était pas trop à plaindre, que le nombre des petits propriétaires s’était singulièrement accru par rapport aux siècles passés et, à en croire les doléances des grands propriétaires et des fermiers, que les salaires agricoles avaient haussé également. Si ce bien-être relatif de nos populations rurales, qui frappe si fort les étrangers, a souffert depuis quelques années certaines atteintes, on était généralement d’accord que ces atteintes tenaient à la crise agricole que la concurrence du Nouveau Monde fait peser sur l’Europe, et si certaines provinces, au sol pauvre et infertile, où propriétaires et fermiers ne sont pas beaucoup plus à l’aise que leurs ouvriers, avaient participé moins que les autres à cet accroissement de bien-être, on était plutôt porté à s’en prendre à la nature qu’à la société. Il paraît que c’était une erreur. La condition de l’habitant des campagnes est intolérable comme celle de l’ouvrier des villes, et s’il ne se met pas en état de révolte et d’insurrection ouverte, c’est que l’étendue de sa souffrance ne lui a pas encore été révélée par quelque agitateur campagnard. Ainsi du moins l’a déclaré naguère une voix qui ne retentit jamais en France sans y soulever l’émotion, parce qu’au prestige de l’éloquence, celui qui la fait entendre ajoute celui d’une vie toute de générosité et de dévouement. Comme cette voix est celle d’un apôtre, elle a déjà entraîné à sa suite un certain nombre de disciples. Depuis deux mois en effet il n’est plus question dans certains journaux catholiques que de l’intolérable condition de Jacques Misère, cent fois plus à plaindre que le Jacques Bonhomme d’autrefois, et une petite feuille bas-bretonne n’a pas hésité à attribuer ses souffrances à la rapacité de propriétaires avides. Mais sans doute on n’a point ainsi révélé à Jacques Misère toute la dureté de sa condition sans avoir trouvé le moyen d’y porter remède, sinon il y aurait, à lui tenir ce langage, non seulement peu de prudence, mais peu de charité. S’il est impossible de soulager ses maux, ne vaut-il pas mieux qu’il les ignore ? On en a eu le sentiment, et voici ce qu’on a proposé.

En 1839, un des jeunes États de l’Amérique du Nord, le Texas, voulant à la fois favoriser les grandes opérations de défrichement et offrir certaines garanties à ceux qui s’y livraient, introduisit dans sa législation une clause d’après laquelle était rendue insaisissable la partie du domaine contenant la maison d’habitation et à l’entour une certaine quantité de terre, fixée d’abord à cinquante acres et évaluée aujourd’hui à 5000 dollars. Cette affectation spéciale, cette mise à l’abri d’une portion du gage des