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bordaient la mer et sur les riches campagnes du Chélif. C’était bientôt fait à ces cavaliers intrépides de se glisser sans être vus entre deux postes romains, de faire une pointe dans le pays et de rentrer chez eux avec leur butin et leurs prisonniers ; une fois les prisonniers amenés dans ces montagnes qu’on ne connaissait pas, il était bien difficile de les aller reprendre, et quand la décadence de l’empire commença, vers le troisième siècle, on trouva plus simple de les racheter. Nous avons une lettre touchante de saint Cyprien qui adresse cent mille sesterces (20 000 francs) aux évêques de Numidie, pour aider à payer la rançon des chrétiens et des chrétiennes qu’ont enlevés les barbares. C’est le produit d’une quête entre les fidèles de Carthage, et il envoie leurs noms, avec leur argent, afin qu’on n’oublie pas de prier pour eux.

Il faut que ces brigandages aient été bien fréquens pour qu’il en reste tant de traces dans les inscriptions que nous avons conservées. Bien n’y est plus commun que la mention de ces vols ou de ces meurtres. A Simittu (Chemtou), où l’on exploitait les belles carrières de marbre africain, et qui devait être le centre d’un grand mouvement commercial, un vétéran est un jour assassiné traîtreusement sur la route, et ses camarades ne peuvent que lui élever une tombe à leurs frais. En Mauritanie, près de Césarée, c’est le fils d’un officier des troupes auxiliaires, un enfant, qui un beau jour est trouvé mort, avec les deux esclaves qui le gardaient. A Auzia (Aumale), nous lisons sur la tombe d’un jeune homme ces mots touchans : « Adieu, Secundus, fleur de jeunesse que les barbares ont moissonnée ! » Un vétéran de la troisième légion, architecte et arpenteur de son état (la légion, devant se suffire à elle-même, contenait des gens de toutes les professions), nous raconte qu’appelé à Saldæ (Bougie) pour la construction d’un aqueduc, il avait été attaqué par des brigands, sur une des routes les plus fréquentées de la province, dans un pays soumis depuis longtemps et pacifié ; que ses compagnons et lui avaient eu grand’peine à leur échapper, et qu’il ne s’était tiré de leurs mains qu’avec quelques blessures et sans son bagage.

Ainsi Rome, malgré tous ses efforts, n’est pas arrivée à dompter toutes les tribus indépendantes de l’Afrique. Il en est resté, le long des frontières, et même au cœur du pays, qui se sont tenues en dehors de la « paix romaine ». Jamais la sécurité n’y a été tout à fait complète ; la civilisation et la barbarie y ont souvent vécu côte à côte. C’était une inquiétude pour le présent et un danger pour l’avenir. Cependant nous allons voir que cette situation n’a pas empêché l’Afrique de devenir un des pays les plus riches et les plus civilisés du monde.


GASTON BOISSIER.