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armée. Mais quand le service devint permanent, et que les soldats restèrent sous les drapeaux pendant les meilleures années de leur vie, il fut très difficile de les empêcher de s’y faire une famille, ou quelque chose qui y ressemblât. On laissa donc des femmes s’établir en grand nombre dans ces amas de maisons dont les camps étaient entourés. Cette tolérance en amena bientôt une autre. Du moment qu’on autorisait ces unions irrégulières[1], il n’était guère possible de se montrer rigoureux pour les suites qu’elles pouvaient avoir. Les enfans qui en naissaient furent inscrits dans une tribu particulière (la tribu Pollia), qui n’était pas celle où l’on inscrivait les enfans illégitimes (la tribu Spuria), et il faut bien croire qu’ils reçurent le titre de citoyens, puisqu’on les admit à servir dans les légions. Septime-Sévère poussa la complaisance encore plus loin : « Il permit aux soldats de son armée, dit Hérodien, d’habiter avec leurs femmes. » On a beaucoup discuté sur la portée de ce texte. Willmans pense qu’il faut le prendre à la lettre, et qu’à partir de ce moment les soldats eurent, en dehors du campement de la légion, une demeure qui devint leur domicile véritable et celui de leur famille. — C’est ce qu’une visite au camp de Lambèse achève de démontrer.

Ce camp est construit d’après les règles que les Romains appliquaient ordinairement aux ouvrages de ce genre, sur la pente d’une colline, à proximité d’un cours d’eau, et de façon à commander à toute la plaine environnante. De quelque distance, la forme en apparaît assez nettement dessinée. C’était un grand rectangle, qui avait 500 mètres de long et 120 de large, entouré d’un mur arrondi aux angles, et flanqué de tours qui présentent cette particularité que leur saillie est tournée en dedans ; Quand Léon Renier le visita pour la première fois, les murailles s’élevaient encore à près de quatre mètres au-dessus du sol : il n’en reste plus rien aujourd’hui. Dans l’intérieur du camp, deux larges voies se coupent à angle droit et se terminent par quatre portes dont l’une, celle du Nord, est encore visible. A l’endroit où les deux voies se rencontrent, un monument se dresse, qui de tous les côtés, quand on approche, attire les yeux sur lui : c’est une grande bâtisse de 30 mètres de long sur 23 de large, dont la conservation est assez remarquable. La façade du Nord, qui est la principale, est percée de trois portes, dont une, monumentale, est ornée de colonnes corinthiennes. Des deux côtés de la porte, de grandes niches, aujourd’hui vides, devaient contenir des statues ; au-dessus on distingue ou on devine des Victoires portant à la main des

  1. Cette union était-elle mise sur le même rang que le mariage légal, ou était-elle seulement regardée comme un quasi-mariage, auquel certains privilèges étaient accordés ? C’est une question qui est discutée entre les jurisconsultes.