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de populations guerrières et peu disciplinées, en face de ces tribus errantes qui parcouraient le désert et les hauts plateaux. Les Romains le savaient bien, et voilà sans doute pourquoi ils témoignaient si peu d’empressement à s’y établir. Ils n’ignoraient pas qu’il faudrait y entretenir une armée, et qu’une occupation militaire coûte cher. Les empereurs, tout maîtres du monde qu’ils étaient, ont toujours éprouvé beaucoup de peine à payer leurs légions, ou, comme on dirait aujourd’hui, à mettre leur budget de la guerre en équilibre : aussi les voit-on fort occupés à réduire le nombre des soldats qui gardaient les provinces. Ils ont fait en Afrique comme ailleurs, et il est intéressant et instructif pour nous de chercher comment ils sont parvenus, avec aussi peu de troupes et au moins de frais possible, à y assurer leur domination[1].

Mais pour mieux comprendre quelle fut leur politique dans cette province, il faut donner d’abord quelques explications plus générales. Souvenons-nous qu’à la mort d’Auguste l’armée romaine proprement dite, ce qu’on pourrait appeler l’armée de ligne, se composait de vingt-cinq légions ; il y en avait trente sous Vespasien et trente-trois sous Septime Sévère, c’est-à-dire près de 200 000 hommes. C’était peu de chose quand on songe à l’étendue de l’empire ; mais en réalité les légions ne formaient guère que la moitié de l’armée ; elles ne devaient contenir que des citoyens romains, et à côté d’elles d’autres corps de troupes furent organisés dont les rangs étaient ouverts à ceux qui ne jouissaient pas encore du droit de cité. Parmi les peuples que Rome avait soumis, il s’en trouvait d’énergiques, qui ne s’étaient pas laissé vaincre sans résistance, et qu’elle avait appris à estimer en les combattant. Comme elle avait cette science de savoir tirer parti de tout, il était impossible qu’elle négligeât un élément de force que la victoire lui mettait dans la main ; elle prit donc à sa solde les plus braves parmi les vaincus. Laissés libres, ils auraient pu devenir ses ennemis ; elle en fit ses soldats. Les uns formaient des troupes de cavalerie, qu’on appelait des ailes (alæ) ; d’autres, des cohortes de fantassins[2]. En général on leur donnait le nom

  1. J’emprunte presque tout ce que je vais dire au livre de M. Cagnat, professeur d’archéologie romaine au Collège de France, intitulé : l’Armée romaine d’Afrique (1 vol. in-4o, chez Leroux). Cet ouvrage est assurément l’un des meilleurs auxquels l’exploration scientifique de l’Algérie ait donné naissance jusqu’aujourd’hui. On peut y renvoyer tous ceux qui sont curieux de saisir dans ses moindres détails l’organisation de ces armées qui ont vaincu le monde et qui veulent les voir vivantes devant eux. M. Cagnat connaît l’Afrique à merveille. Il a parcouru à plusieurs reprises la Tunisie, quand il y avait quelque danger à le faire, et il en a rapporté une si abondante moisson d’inscriptions nouvelles, que l’Académie de Berlin l’a chargé de publier, avec M. Schmidt, le supplément du VIIIe volume du Corpus inscriptionum latinarum.
  2. Quelques-unes de ces cohortes contenaient aussi quelques cavaliers. On les appelait Cohortes equilatæ.