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Et ce n’étaient pas là seulement quelques pointes hardies pour effrayer les pillards, des expéditions de quelques semaines ou de quelques mois, après lesquelles ils s’empressaient de rentrer chez eux : ces pays où la guerre les avait conduits, ils entendaient en rester définitivement les maîtres, et ils y faisaient des établissemens solides. Chaque fois qu’ils poussaient leurs conquêtes en avant, une ligne de places fortes leur en assurait la possession : aujourd’hui encore on en retrouve les restes. Ils s’étaient contentés, au premier siècle, d’occuper le versant septentrional de l’Aurès, de Theveste (Tébessa) à Lambèse, en passant par Mascula et Thamugadi, et ils y avaient construit des villes qui gardaient les défilés de la montagne. Au siècle suivant, par une initiative hardie, la frontière est reportée de l’autre côté. On la recule résolument vers le sud, on la protège par des châteaux forts partout où des accidens naturels ne la mettent pas à l’abri d’un coup de main. A partir de Gafsa, c’est-à-dire à l’endroit où cessent les chotts de la Tunisie, nous relevons les débris de postes qui s’appelaient Ad Spéculum, Ad Turres, Ad Majores (près de l’oasis de Negrin), Ad Médias (Taddert), puis Thabudei (Sidi Okba), Bescera (Biskra). Tous ces postes, qui sont encore très reconnaissables, défendaient l’approche de l’Aurès. D’autres, dont la trace est moins apparente, placés au pied des monts du Zab et le long de l’Oued-Djedi, protégeaient le Hodna. C’était donc, de l’est à l’ouest, comme une ceinture, derrière laquelle les peuples soumis à leur domination respiraient en paix. De là, ils pouvaient s’élancer, quand il en était besoin, sur toutes les routes du désert.

Où se sont-ils définitivement arrêtés ? quelle fut, dans ces régions du Midi, la limite exacte de leur domination ? On le saura, quand on les aura mieux explorées. Ce qu’on peut dire en attendant, c’est qu’il ne se rencontre guère de pays, dans nos possessions africaines, si lointain, si sauvage qu’il soit, où l’on puisse assurer qu’ils ne se sont pas établis avant nous. Presque partout où nos soldats se sont hasardés, ils ont trouvé, non sans surprise, quelques traces de leurs vaillans devanciers. Le général Saint-Arnaud écrivait à son frère, le 7 juin 1850, qu’il venait désengager dans une des gorges les plus inaccessibles de l’Aurès, « une sorte d’entonnoir, entouré de rochers à pic, de cinq cents mètres de haut, qu’on pourrait appeler la fin du monde. » Il comptait bien inscrire sur une des parois de la montagne le numéro des régimens, le nom des chefs, et la date du jour où, pour la première fois sans doute, une armée s’était montrée dans ce site sauvage. Mais, quelques jours après, il est obligé de changer de langage : « Nous nous flattions, dit-il, cher frère, d’avoir passé les premiers dans le défilé de Kanga : erreur ! Au beau milieu, gravée sur le roc, nous avons