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vue de ces plaines sans eau et de ces montagnes sans arbres. Appien imagine qu’une discussion s’éleva dans le Sénat, après la défaite d’Hannibal, pour savoir ce qu’on ferait de l’Afrique qu’on venait de vaincre, et que, comme on désespérait d’en tirer un profit certain, on laissa subsister Carthage. Quand elle eut été détruite, il fallut bien se résigner à la remplacer ; mais il ne manqua pas de politiques à qui cette nécessité parut fâcheuse et qui auraient bien souhaité qu’on pût répudier l’héritage. Cette opinion persista longtemps encore, et, sous Trajan, un historien latin, qui se croit un sage, se demande sérieusement s’il n’aurait pas mieux valu que Rome n’occupât jamais ni la Sicile ni l’Afrique, et qu’elle se fût contentée de dominer sur l’Italie.

Ces sentimens nous paraissent aujourd’hui fort extraordinaires, et cependant nous devrions les comprendre mieux que personne. Rappelons-nous l’incertitude, les hésitations, le désarroi qui ont suivi chez nous la prise d’Alger. Qu’allait-on faire de cette conquête qui dérangeait toutes les prévisions de la vieille politique ? Les avis étaient fort partagés, et l’on se disputait à ce sujet dans les Chambres françaises, comme autrefois au Sénat romain. Tous les ans, à propos de l’adresse ou du budget, on entendait des orateurs qui soutenaient les opinions les plus contraires : tandis que les uns s’étonnaient qu’on n’eût pas encore conquis toute l’Algérie, les autres ne pouvaient pas comprendre qu’on hésitât à l’abandonner. Placé entre des gens qui voulaient tout prendre et d’autres qui ne voulaient rien garder, le gouvernement, qui tenait à ne mécontenter personne, n’allait ni en avant ni en arrière. Il n’osait pas se charger d’administrer directement lui-même les pays qu’il avait soumis, et passait son temps à chercher des indigènes de bonne volonté qui voudraient bien être beys d’Oran ou de Constantine, sous la protection de la France. De peur d’être accusé de vouloir trop étendre ses conquêtes, il ne s’établissait nulle part solidement, ce qui le forçait à reprendre tous les ans Blida et Médéa. Et cela dura jusqu’au jour où Bugeaud fît comprendre à tout le monde « que la paix définitive de l’Algérie était dans le Sahara, » et que, pour posséder paisiblement les villes du littoral, il fallait être maître du reste.

Les Romains, avant nous, avaient commis les mêmes fautes, et elles avaient eu les mêmes résultats. Pour éviter la responsabilité et les dépenses qu’entraîne l’administration, d’un pays, ils trouvaient commode d’y établir un chef ou un roi appartenant à quelque ancienne race, qu’ils chargeaient de maintenir la paix et de gouverner sous leur autorité. C’est le système du protectorat. Ils l’ont employé très souvent dans les pays qu’ils avaient conquis, et souvent aussi ils s’en sont bien trouvés. On a vu qu’en