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sensibles portés à la charité le sont peut-être en ce moment par un groupe de catholiques. L’assertion peut sembler étrange : il est nécessaire de la justifier.

L’origine de cette campagne qu’un certain nombre de catholiques mènent aujourd’hui contre la charité est une querelle qui au premier abord peut sembler une pure discussion d’école. L’obligation pour le riche de communiquer sa richesse (pour employer une expression théologique), c’est-à-dire de sacrifier une partie de ses biens acquis ou de ses profits pour améliorer la condition de ceux qui sont dans la détresse, est-elle un devoir de justice ou un devoir de charité ? Cette question a été débattue pendant longtemps avec une certaine vivacité dans les milieux catholiques. La question peut paraître oiseuse parmi les fidèles d’une religion qui leur fait un devoir non seulement de la justice, mais de la charité. Les conséquences de cette distinction vont cependant plus loin qu’on ne pense. Si c’est un devoir de charité, le pauvre n’a rien à réclamer. Il n’en est plus de même si c’est un devoir de justice : ce sacrifice lui est dû par le riche, et la seule question qui subsiste est de savoir quelle est la sanction de son droit de réclamation. Néanmoins cette question n’avait guère été débattue qu’entre théologiens, dans des recueils spéciaux : l’Association catholique qui est l’organe des Cercles tenant pour la justice, la Revue des Études religieuses qui est l’organe de la Compagnie de Jésus tenant pour la charité, et la défendant par la plume du Père de Caudron dans un très substantiel article. Des recueils, la question avait gagné les congrès catholiques où elle avait été agitée, sans faire non plus beaucoup de bruit. Il n’en est plus de même depuis l’apparition de l’Encyclique De conditione opificum. La controverse a pris aujourd’hui une importance redoutable.

Qui aurait pu croire que ce document d’une inspiration si élevée et si prudente à la fois, qui adresse à la réconciliation des classes un si touchant appel, risquerait de devenir, dans la bouche ou sous la plume de commentateurs mal inspirés, un manifeste de discordes civiles ? C’est ce qui pourrait bien arriver cependant si, ce qu’à Dieu ne plaise ! certaine interprétation qu’on entend quelquefois dans la chaire chrétienne, ou qu’on trouve dans quelques recueils catholiques, venait à prévaloir. Ce document désormais célèbre, et dont le retentissement a montré l’immense influence qu’exerce la papauté, débute par un jugement sur la société moderne, jugement juste assurément dans sa sévérité, si on le compare à l’idéal d’une société chrétienne, mais qu’il serait permis peut-être de trouver un peu rigoureux si le point de comparaison