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Car c’est eux-mêmes qu’ils ont peints en prétendant la peindre. Dans ce tableau, fait à la fois d’elle et d’eux, eux seuls sont ressemblans, et sur leurs traits se lit le grand secret de leur entreprise : ce secret est l’orgueil. Cette animosité à qui tout sert de prétexte, et devant qui rien ne trouve grâce n’aurait pas trouvé d’alimens si elle n’eût été nourrie sans cesse par lui. Ni les rigueurs du service n’auraient à elles seules soulevé les plaintes de ces jeunes hommes qui ne sont pas des femmelettes, ni son immoralité n’aurait suffi pour remuer tant débile vertueuse dans des Catons de vingt ans. Les moindres défauts leur sont devenus douloureux, comme le contact devient cuisson sur la chair vive, parce que cette existence les a blessés dans leur vanité de bourgeois, de censitaires, de bacheliers. Durant tous les jours, à toutes les heures, ils ont senti l’humiliation d’être confondus avec le commun des pauvres diables sans manières, sans ressources et sans lettres, et d’obéir à quelques chefs en qui ils ne reconnaissent pas une primauté d’intelligence ni d’éducation. Tout leur est désordre parce qu’ils se croient les supérieurs de leurs égaux et les égaux, de leurs supérieurs.

Dans cet orgueil il y a deux inintelligences : inintelligence de la démocratie, inintelligence de l’autorité.

Le danger de notre démocratie est la contradiction entre nos maximes et nos mœurs. Au nom de l’égalité, loi nouvelle de la société, la bourgeoisie, depuis cent ans, a renversé toutes les barrières qui la séparaient de la noblesse, sans abaisser celles qui la séparaient du peuple. A l’heure présente, elle a la même répugnance à se confondre avec lui, qu’avait la noblesse à se mêler à elle avant 1789. Même la démarcation est plus tranchée, car le bourgeois comme le gentilhomme possédait le savoir, la fortune, les manières même, et il n’y avait entre eux de différence que l’ancienneté de ces avantages. Entre la bourgeoisie contemporaine et le peuple il n’y a aucuns liens d’idées, d’affections, d’habitudes : elle et lui semblent à un état différent de civilisation. Or tout le présent ordre de la société civile concourt à fortifier dans les possesseurs de la fortune et de l’intelligence l’idée de leur primauté. Seuls ils donnent l’élan à toutes les activités, dirigent les grandes entreprises, emploient en maîtres la multitude, sont nécessaires à sa vie, et pourraient presque se passer délie, puisque le progrès de leur science parvient à remplacer par la machine l’homme lui-même. Ainsi l’élite s’enfle, s’accoutume à croire qu’elle seule compte, qu’elle est d’une essence supérieure, dédaigne et oublie le vulgaire. Cette morgue aristocratique, héritée de la noblesse par la bourgeoisie, et exercée contre les classes qu’elle estime inférieures,