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dédain pour dédain. Et l’on pouvait voir à la fois une armée dévouée à la patrie et hostile à la société civile, et, dans une nation idolâtre de la gloire militaire, le mépris de l’armée.

Si les jeunes censeurs de l’armée actuelle avaient souffert des abus qui existaient dans l’armée d’autrefois, leur plainte aurait un prétexte. Sans doute cette plainte ne serait pas un jugement. À ce dénombrement des vices, il manquerait la constatation des vertus plus grandes, qui aux heures nécessaires régnaient seules, expiaient tout et transfiguraient l’armée sur le Thabor des batailles. Ils n’auraient présenté que la moitié laide de la vérité, et la moitié de la vérité est un mensonge. Du moins leur œuvre contiendrait-elle la part d’exactitude qui se concilie avec la prévention, et la justice qui peut être dans une rancune.

Mais ces mœurs et cet état d’esprit ont été détruits par les lois militaires qui ont suivi nos derniers revers. Ce que nos pères tenaient pour une erreur fondamentale est devenu la vérité nouvelle : notre système militaire est établi sur cette idée que la force des armées est le nombre, que tout homme est apte à faire un soldat, que tout citoyen doit défendre son pays. Pour donner à la nation l’instruction militaire, on a établi le service universel ; pour instruire tout le monde sans ruiner les finances et suspendre la vie sociale, il a fallu établir le service court. Au lieu donc que l’armée soit la profession permanente d’un certain nombre, elle est l’état passager de tous les Français. Et loin qu’elle puisse défendre les vertus militaires contre les mœurs de la nation, elle est devenue la nation elle-même. Qui désormais perpétuerait dans cette armée un esprit particulier, étranger et contraire à l’esprit public ? Plus de vieux soldats, plus de vieux sous-officiers. Le service ne dure pas trois ans : des trois classes qui forment l’armée, la plus récente sort à peine de la condition civile, la seconde n’a pas eu le temps de l’oublier, la troisième vit dans l’impatience d’y revenir. Comme les hommes, les sous-officiers traversent leurs fonctions, pour les plus anciens elles sont un stage soit au grade d’officier soit à un emploi civil : la plus grande partie d’entre eux aspire à trouver hors de l’armée une profession et un rang social. Seuls, les officiers ont dans l’armée une carrière définitive. Mais les conditions toutes nouvelles du service les font vivre eux-mêmes dans l’atmosphère de la nation.

Les changemens systématiques de garnisons ne cadraient plus avec l’existence des réserves ni avec les nécessités de la mobilisation. Les corps de troupes sont devenus fixes. Des rapports d’habitude ont noué des liens de sympathie entre la population et les officiers. Au désir de scandaliser le bourgeois, dans sa ville