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têtes. Cette pauvreté le gagnait, il leur empruntait pour les instruire leur langage ; pour leur imposer, leurs injures. Cela n’empêchait pas la plupart des chefs d’être dévoués à leurs hommes, mais à l’inverse du monde précieux


Où, jusqu’à « je vous hais », tout se dit tendrement,


ces chefs n’oubliaient guère que dans le monde paysan, celui de leurs hommes, l’affection même se prouve par des bourrades. Les soldats paraissaient des enfans, suspects en principe de paresse et de mensonge. La grande œuvre, selon le mot qu’on répétait sans en sentir la cruauté, était de « briser les hommes ». Du corps et de ses besoins on ne s’inquiétait guère. Les médecins eux-mêmes le traitaient un peu comme les autres officiers traitaient la volonté, ils considéraient dans le doute la maladie comme une indiscipline, et guérissaient volontiers avec une ordonnance de consigne ou de prison. Presque rien n’était prévu pour secourir les blessés sur le champ de bataille. Et pourtant il y avait jusque dans le régime imposé aux valides matière à pitié et à réformes. Pour économiser la place et les dépenses, on avait longtemps maintenu les « camarades de lit », c’est-à-dire une promiscuité à tous égards malsaine. La nourriture faisait défaut : le pain seul était en quantité suffisante et même surabondante, la qualité de la ration était fixée par le mot significatif de « viande à soldat ». La manière dont on apprêtait cette chair lui enlevait le peu de goût qu’elle pouvait avoir. Elle flottait comme une épave dans l’eau qui, après l’avoir lavée, restait claire, et il n’y avait guère de gras que la gamelle. Cette gamelle il la fallait vider, sans cuiller ni fourchette, assis sur son lit pour toute table. Le repas, qui, dans la classe laborieuse d’où sortaient les soldats, est à la fois le repos et le plaisir des plus pauvres, était dans la caserne une corvée de plus. Et que le soldat souffrît par le vice des institutions, par l’indifférence, par la légèreté, par l’arbitraire ou par la rigueur abusive de ses chefs, les coups étaient sourds, étouffés entre les murs qui renfermaient sa vie.

Une seule chose apparaissait au dehors, et s’imposait aux regards durant les années de paix. Malgré l’habitude prise d’enseigner lentement les choses simples, de tenir pour essentielles les secondaires, de raffiner sur le superflu, de moudre sans fin la même farine, la matière du travail s’épuisait dans les journées trop longues : les troupes étaient oisives, et ces loisirs livraient trop souvent, sous les yeux de tous, les soldats à l’ivrognerie et les officiers à la vie de café. Ce spectacle portait la population laborieuse et sobre à rendre à ceux qui se jugeaient supérieurs à elle