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le courage. L’orgueil de sa supériorité et l’instinct de sa conservation devaient donc inspirer à la société militaire des mœurs, des goûts, des idées contraires à celles de la société civile.

L’armée, pour échapper aux attaches du sol et des habitudes, s’était faite vagabonde : des changemens systématiques de garnisons l’empêchaient de prendre racine nulle part, la plaçaient toujours passagère dans des contrées et en face de populations toujours nouvelles, sa seule société durable était avec les compagnons de cette vie errante. Soustraite à la contagion des influences extérieures, elle tenait pour une preuve de faiblesse morale et pour l’école même de la lâcheté, la déférence aux usages, la modestie courtoise des rapports, l’art de céder qui donne aux hommes le poli des galets roulés les uns contre les autres par la mer ; elle appelait à la garde de son énergie et de sa primauté les façons cassantes, les allures tapageuses et les airs vainqueurs. Ni cette existence ni ces dispositions ne préparaient à la vie de famille : le mariage était d’ordinaire interdit, toujours redouté, comme un piège tendu par la nature à la vocation militaire, comme l’enlizement où celle-ci allait peu à peu s’enfoncer et disparaître dans des intérêts étrangers. Comme les joies de la famille n’étaient pas faites pour l’armée, et que la constance même dans des liens irréguliers lui était impossible, il lui restait l’amour sans veille ni lendemain, elle avait mis la légèreté des mœurs au nombre de ses privilèges, l’enseignait comme une élégance et la poussait sans scrupule jusqu’à la débauche. Elle avait le respect de la propriété, mais tempéré par un droit de conquête qu’elle exerçait même en temps de paix. Les prélèvemens opérés par de bons tours sur les basses-cours, les denrées, la bourse des Français lui paraissaient un impôt irrégulier, mais légitime sur les biens dont elle assurait la jouissance à leurs possesseurs. Pour s’entretenir la main, les soldats se pillaient un peu les uns les autres, et prêtaient à cela tout juste l’importance des petits larcins entre frères qui vivent sous le même toit. Le mot de vol même n’était pas en usage, il se trouvait remplacé par des termes d’où l’idée de flétrissure était bannie. De plus graves abus trouvaient une égale indulgence. La solde, les magasins, confiés à l’armée, mettaient entre ses mains le dépôt de grandes richesses : l’irrégularité de ces gestions était un mal très ancien, trop fréquent, trop peu flétri. Les détournemens de ce genre semblaient à beaucoup une appropriation de biens sans maître ; on ne prenait rien à personne, on ne faisait tort qu’à l’Etat ; s’il n’avait pas été assez avisé pour s’épargner ces pertes, il était assez riche pour les réparer. De telles pratiques ne préparaient pas le soldat au respect d’une religion qui les