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ne croient pas à la patrie, qu’elle défend. Les troisièmes condamnent ses pratiques : ils en veulent aux institutions militaires qu’elle perpétue.

Les plus destructeurs et les moins dangereux à la fois sont les mystiques rêveurs d’un avenir où la force n’aurait plus de place. Eux-mêmes en tenaient bien peu, jusqu’ici, dans le présent. A peine quelques écrivains modestes avaient confié leur espérance à des livres qui leur gardaient le secret, à peine quelques doux obstinés refusaient, au nom de leur conscience, le devoir militaire, et la plupart se trouvaient parmi ces Slaves, il y a peu d’années encore si lointains. Mais il a suffi que l’un d’eux fût Tolstoï pour changer l’utopie en doctrine. Après avoir épuisé la gloire de charmer le monde, Tolstoï a voulu la gloire de le convertir. Le génie de la race avait préparé le génie de l’homme à ces sollicitations de l’idéal : l’homme a donné aux tendances qui flottaient, brumeuses, dans la race, le relief, la couleur, la vie. Où il n’y avait avant lui que le vague d’un rêve, il a vu et révélé la loi d’une société nouvelle. Mystère de la puissance réservée aux grands penseurs : c’est de leur temps et de leur pays qu’ils reçoivent les élémens de leurs idées, et à peine ont-elles passé par leur cerveau qu’elles n’appartiennent plus ni à une nation ni à une époque ; plus ils y mettent d’eux-mêmes, plus elles deviennent universelles ; ils sèment dans l’avenir et pour tous, la vérité ou le mensonge. Or, pour Tolstoï et son école, le dernier mot de toute sagesse est : céder. Le détachement évangélique n’est pas seulement la perfection de la vie intérieure, mais la loi nécessaire de l’ordre social. Que la violence menace l’individu dans sa liberté, la famille dans l’héritage paternel, la nation dans son territoire, le devoir est unique : ne pas opposer de force au mal, lui abandonner ce qu’il désire, et en face de l’injustice, comme les économistes en face de la richesse, laisser faire et laisser passer. La violence sera submergée par cette douceur victorieuse comme le naufragé par l’Océan. A celui-ci non plus la mer ne dispute pas la place, elle cède à tous ses mouvemens, se laisse battre par ses derniers efforts et pourtant elle le lasse, le tue, et l’ensevelit. Ces mystiques haïssent l’armée parce qu’elle est la force, parce qu’en opposant la violence à la violence, elle ajoute un mal à un mal, parce que ses vertus mêmes et son honneur rendent l’homme rebelle à l’intelligence de la douceur, et par suite retardent l’avènement de la civilisation véritable.

Le jour où ces doctrines menaceraient de se propager, il sera, malgré l’autorité d’un grand nom, facile d’affermir contre elles la raison publique. Leur fausseté est à la racine même. L’erreur de cette philosophie est d’imposer comme loi à la société tout