Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 122.djvu/413

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moi, je n’ai pas peur de la réforme électorale. Qu’y aura-t-il de bouleversé, parce que le corps électoral s’augmentera de 200 000 ou de 300 000 électeurs ? Rien de plus qu’en 1888, lorsque de 140 000 électeurs, il est passé à près de 300 000. Ce n’est qu’une habitude à prendre. Jusqu’à présent, chez nous, l’État s’administrait comme une société anonyme : il n’y avait que les actionnaires qui votaient. Désormais, les employés de tout grade auront voix au chapitre : où est le mal ? Ayons confiance dans le bon sens et dans l’honnêteté publique ! »

La comparaison n’est-elle pas frappante ? Une société anonyme où les actionnaires seuls votaient, c’était l’état ancien, l’Etat construit par en haut ; l’Etat moderne sera construit par en bas, tout le prouve, sur une base très large et très populaire. Mais de ce que la base en doit être très large, il ne s’ensuit pas que l’on soit dispensé de le construire. Certes, le suffrage universel brutal, sans correctifs et sans précautions, ne serait pas, comme on dit vulgairement, un joli cadeau à faire à un peuple. Par lui-même, le suffrage universel n’est rien ; il n’est rien, qu’un immense péril, tant qu’il demeure primitif et barbare, amorphe et inorganique. Il est comme une force de la nature, indifféremment susceptible d’être un grand fléau ou un grand bienfait : fléau, si elle n’est pas réglée, bienfait, si on la discipline. Mais c’est une lutte que la Hollande connaît, une éducation qu’elle a déjà faite.

Toutes les forces naturelles, elle les a limitées, captées et domptées. Elle s’est tirée elle-même des eaux, a saisi le vent au passage et l’a fait servir à épuiser la mer. Elle a emprisonné les fleuves ou les a distribués en un réseau de digues, de canaux et d’écluses. Elle fera de même pour le droit de suffrage, cette force naturelle de la politique. Elle le contiendra par des écluses et des digues, le répartira, en des canaux qui le rendront fécondant. Ainsi, elle écartera le péril et elle utilisera la force. Quant à vivre au jour la journée, endormie et sans rien prévoir, elle se dira que, si elle fût restée telle que Dieu l’avait faite, quelques bandes de terre et quelques bancs de sable émergeant à peine, si elle ne se fût pas prémunie contre les marées montantes et les ouragans qui enflent les flots, il y a longtemps que les fureurs de l’Océan l’eussent emportée. Elle ne s’inondera pas plus qu’elle ne se laissera inonder.


CHARLES BENOIST.