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à se contenter de conventions mondaines, à préférer l’élégance à la vérité. Cela ne revient-il pas à dire que là où, soit les facultés de l’observation, soit celles de la réflexion, sont en jeu, Raphaël l’emporte, tandis que dans l’expression des sentimens et dans la mise en scène, le Titien peut sans trop de désavantage se mesurer avec son rival. Les ressources de cette mise en scène (le Titien n’est-il pas un des artistes qui ont le plus travaillé à l’avènement de l’art théâtral ! ), ces ressources, dis-je, lui sont tellement indispensables que, si vous le réduisez à ne peindre par exemple qu’une mère avec un enfant, immédiatement l’infériorité de sa caractéristique éclate au grand jour. Plusieurs de ses Madones n’ont cessé d’exciter l’admiration des connaisseurs : aucune n’est devenue populaire au même titre que la Belle Jardinière, la Vierge à la chaise ou la Vierge de Saint Sixte.

N’importe, aux yeux de tout historien il est manifeste que, la peinture vénitienne une fois incarnée dans le Titien, le salut, pour n’importe quelle école de la péninsule, fût-ce pour celle de Milan, qui maintint si longtemps le drapeau de Léonard de Vinci, ne pouvait plus venir que des enseignemens d’un tel coryphée. Quel malheur que les Mécènes si libéraux qui peuplaient alors la Péninsule, — les papes, les ducs de Florence, de Ferrare, d’Urbin, — ne l’aient pas, coûte que coûte, fixé auprès d’eux, ou qu’ils n’aient pas appelé, à son défaut, un Véronèse, un Palma, un Bonifazio ! Les apparitions faites par ces maîtres à Rome, à Ferrare ou dans quelque autre ville, étaient trop courtes pour qu’ils pussent former des prosélytes. D’autre part, ceux de leurs compatriotes qui consentirent à s’expatrier, les Franco, les Pordenone, n’avaient pas un talent assez vigoureux pour agir sur leurs nouveaux concitoyens. Sebastiano del Piombo enfin, le mieux doué d’entre eux, péchait par une incurable indolence, qui l’empêcha de faire de la propagande. Ce furent donc les étrangers et non les Italiens, qui recueillirent le flambeau de l’art au moment où il allait s’échapper des mains du Titien. Qui ne sait à quel point Rubens et Van Dyck se sont inspirés de lui ! Ainsi, grâce à ce commerce, de jour en jour plus intime, de nation à nation, les conquêtes une fois réalisées par le chef de l’Ecole vénitienne furent définitivement assurées à l’art. Jusque dans notre siècle, combien un Eugène Delacroix n’a-t-il pas dû à ce prodigieux virtuose de la couleur !


E. MÜNTZ.