Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 122.djvu/358

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

regard du prince des dessinateurs ; le Titien en face de Raphaël.

Ce qui frappe de prime abord chez Raphaël, c’est son incomparable loyauté, cette probité professionnelle qu’il pousse jusqu’aux dernières limites ; aucune difficulté de l’ordre technique, — perspective, anatomie, ordonnance, — ne l’effraie ; il les aborde de front et en triomphe de haute lutte. Le Titien, au contraire, sacrifie le modelé à l’effet d’ensemble ; il s’attache à une facture large autant que celle de son émule est serrée ; ses figures valent par contraste plutôt que par elles-mêmes. La préoccupation de la couleur en un mot l’emporte sans cesse chez lui sur la recherche de la structure même des êtres ou des objets.

S’agit-il de traduire des sentimens dramatiques, le chef de l’Ecole romaine et le chef de l’Ecole vénitienne s’élèvent à la même hauteur : l’Assomption de la Vierge, la Mise au tombeau, le Saint Pierre martyr, peuvent se mesurer, sans désavantage aucun, avec l’Héliodore, le Sacrifice de Lystra, Saint Paul à l’Aréopage, la Vierge de Saint-Sixte, la Sainte Cécile, les Cinq Saints, les Marie sur l’escalier. Mais quelle différence dans l’inspiration non moins que dans l’exécution ! Chez l’un, il y a plus de pathétique ; chez l’autre, plus d’élan ; chez l’un, une intelligence plus profonde et plus claire du cœur humain, une tendresse qui, pour être contenue, n’en touche que davantage ; chez l’autre, une imagination plus ardente et une interprétation plus passionnée. Chez l’un, l’action réside dans les personnages mêmes ; chez l’autre la nature se met de la partie, et l’on sait de reste quelle impression de tristesse, presque de terreur, le ciel orageux de la Mise au tombeau ajoute à l’effet de cette immortelle page.

Nous attachons-nous au vaste domaine de l’allégorie, Raphaël plane à cent lieues au-dessus de son rival ; il le distance par la profondeur et la richesse de l’invention, non moins que par la solidité et le sérieux de l’interprétation : partout il nous fait sentir une pensée nourrie et fortifiée par les études les plus variées, par les plus hautes spéculations.

J’en dirai autant des portraits de Raphaël comparés à ceux du Titien : quels inappréciables documens historiques ; bien plus, quels inappréciables documens humains que le Jules II, le Léon X, l’Inghirami, le Bibbiena, le Balthazar Castiglione ! La ressemblance physique, le caractère moral, et quelque chose même de l’air ambiant, y sont rendus avec une énergie et un éclat que l’on ne saurait rêver plus saisissans. C’est la nature prise sur le vif avec une inexorable précision. Les portraits du Titien, au contraire, comme j’ai essayé de le démontrer, reflètent les impressions propres de l’artiste, sa tendance à envisager le monde extérieur sous les couleurs les plus brillantes, sans aller au fond des choses,