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épouse de Charles-Quint, au musée de Madrid : quelle raideur dans son attitude, quel embarras dans cette main ouverte sur un genou, dans l’autre qui tient un missel, quelle fadeur dans ces traits languissans ! Le portrait de la marquise Isabelle d’Este, au musée de Vienne, est encore plus maniéré si possible, On hésite à mettre sur le compte de cette femme, si célèbre pour son élégance, un accoutrement d’un aussi mauvais goût, et notamment ce turban qui frise le grotesque. Aussi bien les responsabilités respectives s’accusent-elles dans le dessin des mains : elles sont absolument manquées, et cela évidemment par la seule faute de l’artiste. Un troisième portrait, celui du doge Marcello, à la Pinacothèque du Vatican, n’offre pas moins de lacunes. Dans une autre toile enfin, où le maître s’est représenté en compagnie de sa fille Lavinia, ils ont l’air tous deux de poser pour une Charité romaine.

Il ne restait au Titien qu’un pas à franchir pour tomber dans un genre archi-faux, le portrait allégorique, dont la paternité semble bien devoir être attribuée aux peintres de Venise, car Lorenzo Lotto s’y essayait dès 1523, dans ses Deux Fiancés couronnés par l’Amour. Le Titien nous a gratifiés, dans ce domaine, d’une composition, aujourd’hui conservée au musée du Louvre : le marquis d’Avalos, sa femme Marie d’Aragon et leur fils, en compagnie des figures de la Victoire et de l’Hyménée, ou de Flore et Zéphire.

Remarquez cette gradation : d’abord les portraits de profil du XVe siècle, à la Pisanello, à la Piero della Francesca et à la Botticelli ; puis les portraits de face et à mi-corps (Léonard de Vinci) ; puis les portraits en pied, auxquels Raphaël ajouta toutes sortes d’accessoires destinés à compléter la caractéristique du héros. Les portraits de famille, le Léon X de Raphaël, entre ses neveux, les cardinaux Jules de Médicis et Rossi, le Paul III du Titien, entre ses petits-fils, marquent un progrès de plus ; mais ce n’est pas encore le dernier. Nous voyons naître le portrait équestre (le Charles-Quint du Titien) ; puis le portrait allégorique ; enfin, ce que l’on pourrait appeler le portrait de genre, en d’autres termes les personnages représentés, non plus posant tranquillement devant le peintre, mais vaquant à quelque occupation et comme surpris dans leur intérieur. Il n’a pas fallu moins d’un siècle à la peinture pour parcourir ces étapes.


Il me reste à parler du paysagiste. Le Titien, — il n’est pas permis d’en douter, — est un des créateurs du genre. La netteté, la décision, le parti pris qu’il apporte dans ses interprétations de la figure humaine, il les retrouve lorsqu’il s’attaque à la nature. Comme les sites qu’il déroule au fond de ses compositions sont plus vivans, plus grandioses, plus dramatiques, que ceux de ses