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logique, une éloquence, dont rien n’approche. Ne craignons pas de le déclarer, même les plus célèbres pages de Raphaël, la Mise au tombeau et le Portement de croix, ont quelque chose d’artificiel comparées à cette douleur poignante ; la multiplicité des figures et des détails y affaiblit l’impression ; tandis que le Titien, par la magie de sa palette, fond tous les accessoires comme dans un creuset, pour en tirer l’alliage le plus homogène, le plus brillant qui se puisse imaginer.

Qui ne connaît ce drame si simple et si émouvant ! A droite, trois disciples portant le corps du supplicié, ce corps qui s’abandonne, comme dans la Pietà de Michel-Ange ; à gauche, la Vierge éplorée, les mains jointes, soutenue par sainte Marie-Madeleine dont les cheveux dénoués flottent au vent. Ce qui rend la scène si éloquente, c’est l’extrême conviction qui y éclate : on la croirait prise sur le vif, tant est profonde la douleur des porteurs, veillant néanmoins avec un soin anxieux sur leur précieux fardeau. Quant à la Vierge et à sa compagne, tout entières à l’affliction, elles forment avec l’autre groupe le contraste le plus pathétique. Le coloris, aux tons sombres et profonds, s’harmonise merveilleusement avec la scène. Le ciel lui-même, voilé, sinistre, envahi par d’épais nuages, semble s’associer au deuil de l’humanité. C’est l’illustration éloquente de ce verset des Evangiles : « Depuis la sixième heure jusqu’à la neuvième les ténèbres se répandirent sur l’univers entier. Le voile du temple se déchira, la terre trembla et les rochers s’entr’ouvrirent. »

Non, tout noble sentiment n’était pas éteint dans le cœur d’une nation dont un des fils savait s’élever à une telle hauteur ; et la Renaissance, quoi qu’on ait pu dire, n’avait pas glacé toute inspiration généreuse.

Dans le Saint Pierre martyr, ou l’Assassinat de l’inquisiteur Pierre, comme l’appelle l’irrévérencieux Stendhal (peint en 1530, pour l’église Saint-Jean et Saint-Paul), la scène tire son originalité et sa puissance de l’incomparable paysage, de ce bouquet d’arbres sous lesquels est tombée la victime et au-dessus desquels apparaissent deux anges portant la palme du martyre. Les gestes ont ici un imprévu et une éloquence que peu de dramaturges ont égalés : le compagnon qui jette les bras en arrière, muet d’horreur ; le saint qui, renversé sur le bras droit, lève le bras gauche pour montrer le ciel, rattachant ainsi la partie inférieure de la composition à la partie supérieure, je veux dire aux deux anges ; enfin le meurtrier farouche brandissant le glaive, tout cela est d’une vie et d’une énergie indicibles. On a constaté dans les figures l’influence de Michel-Ange, qui séjourna précisément à Venise vers cette époque. Le fait est que le Saint Pierre martyr