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À ce groupe terrestre des apôtres, qui forme une masse si compacte, et cependant si animée et si claire, le Titien, par un de ces artifices dont seuls les plus grands maîtres ont eu le secret, a opposé la légèreté et la transparence du groupe aérien, de ce groupe composé de la Vierge et d’un chœur d’anges. Que la Vierge est belle et touchante avec son visage inondé de bonheur, ses bras tendus vers les cieux, ses draperies soulevées par le vent et qui semblent l’entraîner vers les sphères supérieures ! Celle de Murillo semble bien pâle à côté de cette création aussi robuste que généreuse, si pleine de vie et de santé. Les anges qui l’entourent n’ont rien à envier, pour la grâce et la variété des attitudes, à ceux qui occupent le sommet de la Dispute du Saint-Sacrement, de Raphaël. Le Père Eternel planant, les bras étendus, à l’instar des grandioses figures de Michel-Ange à la Sixtine, et l’ange qui lui présente la couronne, par un geste digne de Raphaël, forment le couronnement de cette trilogie, dont les trois groupes principaux, si distincts d’aspect, se relient cependant si intimement les uns aux autres.

L’Assomption de la Vierge inaugure une ère nouvelle dans la peinture religieuse. Aux conquêtes de l’Ecole romaine, le Titien ajoute quelque chose de souverainement libre, mouvementé et dramatique. A peine si les personnages tiennent au sol : les monumens, la végétation, les sites entrent en scène, non moins que les arbres, les nuages, le ciel. En un mot, à l’élément humain, l’artiste joint ces acteurs trop négligés de ses devanciers : le paysage et la lumière, la lumière tantôt éblouissante, le soleil de Venise transporté et fixé sur la toile, tantôt sombre et blafarde, comme dans la Mise au tombeau du Louvre. Parfois, pour renforcer l’effet, le Titien fait intervenir l’orage ou la pluie, par exemple dans la Bataille de Cadore, peinte pour le palais des Doges. Et puis, partout, ces tons embrasés, qui semblent, non de la couleur à l’huile, mais de la lave incandescente.


L’analyse de l’Assomption nous a forcés tout à l’heure à évoquer le souvenir de Raphaël. Serait-ce donc que le maître vénitien ait connu et étudié les œuvres de son émule, de six ans moins âgé que lui ? Ou bien, avons-nous affaire à une rencontre fortuite ? La première hypothèse n’a rien d’invraisemblable : ces gestes tour à tour mutins ou supplians, ces figures si fières ou si tendres, émergeant des nuages, voltigeant en se pressant en essaims autour de leur souveraine, rappellent trop le chef de l’Ecole romaine pour ne pas indiquer une imitation plus ou moins consciente. Nous relevons d’ailleurs dans l’œuvre du Titien d’autres emprunts encore. Dans la Vierge et l’Enfant Jésus, de la