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VI

L’auteur d’un essai très distingué sur les artistes vénitiens affirme que, « ce qu’ils peignent de préférence, c’est la beauté, la grâce, la jeunesse, les joies faciles de la vie, les épaules et la poitrine nues des princesses, les Vénus éclatantes, les empereurs triomphans, les Danaé qui vendent le plaisir même à Jupiter, les festins splendides, les concerts enchantés. Il n’y a jamais pour eux, — ajoute-t-il, — de femmes trop souriantes, de chairs trop émues, d’étoffes trop riches, de bijoux trop brillans. Même dans les scènes religieuses, ce n’est point seulement à l’âme, c’est aussi aux yeux qu’ils s’efforcent de parler. C’est le biner d’Emmaüs, ce sont les Noces de Cana qu’ils représentent, plutôt que les Madeleines éplorées ou le Christ vengeur. Ils font du christianisme une mythologie gracieuse, au lieu d’en faire le poème infini de la consolation mystérieuse des âmes tendres et des cœurs blessés[1]. » Il est certain que les tendances profanes ne dominent que trop souvent dans les peintures religieuses de l’Ecole vénitienne, mais les chaudes et pathétiques évocations des Evangiles ne font pas défaut ; les souffrances et les miracles des saints trouvent les interprètes les plus éloquens. Parcourez l’œuvre du Titien, que de cordes n’a-t-il pas fait vibrer ! Il montre tour à tour : la Vierge heureuse, caressant l’Enfant Jésus ; la Vierge regardant l’enfant qui joue avec un lapin ; la Vierge recevant l’hommage de la famille Pesaro, ou montant au ciel ; le Christ et le centenier ; puis d’émouvantes scènes de la Passion : le Couronnement d’épines, la Mise au tombeau, les Disciples d’Emmaüs, ou encore l’Assomption de la Vierge, le Martyre de saint Pierre, le Triomphe de la Foi.

Quelle puissante et sublime apothéose que le tableau de l’Académie de Venise, l’Apothéose de la Vierge, peinte en 1518 ! Les trésors de foi accumulés pendant les longs siècles du moyen âge y paraissent à la lumière, mais décuplés, transfigurés, par un prodigieux génie. Le dessinateur ici égale le coloriste. Tout est mouvement et élan. Emportés par leur enthousiasme, les corps des apôtres semblent prendre leur vol vers les régions célestes. Quant à leurs gestes, les artistes les plus pathétiques, Raphaël dans la Messe de Bolsène ou dans les cartons de tapisseries, n’auraient pas su leur donner plus d’éloquence. Et avec quel art incomparable les figures ne sont-elles pas associées les unes aux autres, de manière, non seulement qu’aucune dissonance ne se produise dans ce concert, mais encore qu’aucune note n’y reste sans concourir à l’effet d’ensemble !

  1. A. Bouillier, l’Art vénitien, p. 55-56.