Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 122.djvu/345

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son char, a l’air d’invectiver Ariane ; sa main gauche, lancée derrière lui, indique un objet que l’on n’aperçoit ni ne devine. On comprend que ces gestes véhémens inspirent à l’abandonnée de la terreur plutôt que de la confiance ; elle lève une main comme pour se défendre, et ramène de l’autre sur son dos la draperie, une sorte de chemise, — absolument comme si elle se préparait à prendre la fuite. Le petit satyre qui mène en laisse une tortue forme un motif charmant, mais quelque peu étranger à l’action.

A ne s’attacher qu’à la multiplicité des sujets que le Titien a puisés dans la mythologie ou dans l’histoire ancienne, à ne tenir compte que des nombreux emprunts qu’il a faits aux marbres ou aux pierres gravées, on se figure volontiers qu’il sacrifiait, autant que les Florentins et les Romains de son temps, à l’idole classique. En réalité, un abîme le sépare d’eux. L’étude de l’antique — je veux dire des statues antiques — avait graduellement fait oublier à l’Ecole florentine et à l’Ecole romaine les lois spéciales à leur art et y avait substitué les erremens propres à la sculpture. Certaines fresques de la dernière manière de Raphaël — et surtout celles de Jules Romain, du Rosso et de tant d’autres de leurs coreligionnaires — sont peuplées, non plus de figures vivantes, se mouvant librement dans l’air qui les enveloppe, la lumière qui les réchauffe, mais de marbres immobiles dans une atmosphère glaciale et isolés les uns des autres. Rien de semblable chez le Titien : il déteste les arêtes tranchantes, en honneur chez ses rivaux de l’Italie centrale, et s’efforce de les arrondir, de les noyer dans une atmosphère lumineuse qui reliera les unes aux autres toutes les figures, pour les fondre dans une commune harmonie. Est-il nécessaire d’ajouter qu’un tel résultat ne pouvait être obtenu qu’au détriment de la fidélité des reproductions ? A peine si, dans les peintures du Titien, les statues, bustes ou bas-reliefs antiques qu’il reproduit gardent l’indication, très générale, du mouvement de l’original, alors que l’Ecole romaine les copiait avec une implacable rigueur.

Ces emprunts sont d’ailleurs plus nombreux qu’on ne le croit, le Titien en effet ne s’est pas borné à mettre en œuvre des sujets grecs ou romains, il a encore peuplé ses toiles d’une foule de motifs copiés sur les marbres antiques. Dans le Martyre de saint Laurent, du musée de Madrid, il a placé à droite, sur un socle richement orné, une statue de femme drapée tenant à la main une Victoire. Dans le Miracle de saint Antoine faisant parler le nouveau-né (au Santo de Padoue), une statue d’empereur, le bras droit mutilé, orne la façade d’une maison. L’Offrande à Venus, du musée de Madrid, contient une statue nue