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duc, soit par esprit d’économie, soit pour enlever tout prétexte de retard, fournissait la toile et les couleurs. Constatons que rien ne jure plus avec les procédés autocratiques d’Alphonse d’Este que les égards, les attentions délicates prodiguées au Titien par une famille voisine, proche parente des ducs de Ferrare : je veux parler des Gonzague, marquis, puis ducs de Mantoue ; elle ne cessa de traiter l’artiste vénitien en ami, non en fournisseur.

Il fallut toute la diplomatie propre au Titien pour que ses relations avec un tel Mécène se poursuivissent, sans secousse trop violente, pendant près d’un quart de siècle (elles duraient en 1535 encore) ; il fallut qu’il consentît à pourtraire non seulement le souverain et son fils (ce dernier portrait se trouve en double exemplaire, au musée de Madrid et dans la collection Édouard André), mais encore sa favorite. Il est en effet aujourd’hui admis que le portrait connu sous le nom de la Belle du Titien (au Salon carré du Louvre) se rattache à un des nombreux séjours faits à Ferrare. Il représente, affirme-t-on, Laura Dianti, la fille d’un chapelier, devenue la maîtresse du duc et, quelque temps après, unie à ce prince, à ce qu’il semble, par un mariage morganatique. Cette figure reparaît plus d’une fois dans l’œuvre du Titien, avec ses lèvres sensuelles, ses yeux brillans, sa poitrine opulente, notamment au musée des Offices, où elle est costumée en Flore.

Mais revenons à la décoration du château de Ferrare, point de départ des relations du peintre vénitien avec la famille d’Este. Les sujets imposés au Titien (on suppose qu’ils avaient été désignés par l’Arioste) trahissaient les tendances si essentiellement profanes de la cour ferraraise. Pour compléter la décoration de la salle qu’ornait déjà la Bacchanale de Jean Bellin, il dut peindre, dans un premier compartiment, un fleuve de vin rouge, sur les bords duquel se trouvaient des chanteurs et des musiciens, hommes ou femmes, à moitié ivres, entre autres une bacchante nue endormie, d’une rare beauté. Dans un second compartiment prit place une véritable fourmilière d’Amours nus, joufflus, jouant, folâtrant de mille manières. Adroite, une statue de Vénus, puis deux femmes, dont l’une, remarquable par ses bras énormes, s’élance comme furieuse, par un mouvement dépourvu de tout rythme. — Ce tableau, qui se trouve, comme le précédent, au musée de Madrid, obtint un succès extraordinaire ; il servit de modèle au Dominiquin, à l’Albane, à Rubens et à bien d’autres.

Pour thème du troisième tableau, exécuté en 1522 (aujourd’hui à la National Gallery), le Titien choisit la Rencontre de Bacchus et d’Ariane. Peut-être suivit-il l’indication donnée par l’Arioste ; en tout cas il s’inspira du poème de Catulle. La composition est incohérente et déhanchée : Bacchus, se jetant à bas de