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s’attaquer à un artiste pareil. Le Tintoret, qui se savait attaqué par lui, l’ayant un jour rencontré dans la rue, le pria de l’accompagner dans son atelier, afin de faire son portrait ; aussitôt l’Arétin de le suivre tout joyeux. A peine entrés, l’artiste tire de dessous son vêtement un pistolet et ajuste le visiteur : « Que faites-vous ? devenez-vous fou ? » s’écrie l’Arétin. Et le Tintoret de lui répondre : « Tranquillisez-vous, je vais vous prendre mesure. » Et il se servit du pistolet pour le mesurer de la tête aux pieds. On ajoute qu’à partir de ce jour l’Arétin cessa de l’attaquer, et devint son ami.

Un Florentin naturalisé Vénitien, le grand architecte et sculpteur Jacopo Sansovino, formait le digne pendant de ses nouveaux concitoyens. C’était à la fois le tempérament le plus heureux et un esprit privilégié, un travailleur infatigable et un homme de plaisir. Placé par une constitution extraordinaire au-dessus des besoins de la nature, à tel point qu’en été il ne vivait guère que de fruits, il aimait d’autre part la société des femmes aussi passionnément que l’architecture et la sculpture. Tout ensemble prudent et loyal, il préférait le commerce des grands à celui des petits, parce qu’avec les premiers on grandit, disait-il, et avec les autres on se rapetisse. Il s’emportait facilement, mais fondait en larmes à la première tentative faite pour le fléchir.

Pénétrons maintenant dans l’intérieur du Titien, dans cette maison de la paroisse de San Casciano, dite « la grande », où le maître s’installa en 1531. C’était une construction relativement modeste, dont le rez-de-chaussée était loué à divers locataires, probablement des commerçans ; le peintre occupait le premier étage, composé d’un grand atelier auquel on accédait, à travers un jardin, par un escalier extérieur, puis un second étage. Comparée aux palais que se construisaient, à Rome, Bramante, Raphaël et Antonio da San Gallo, à Mantoue, Jules Romain, à Milan, Leone Leoni, cette demeure n’avait rien de somptueux. Son possesseur tenait d’ailleurs peu à l’ostentation ; il aimait à vivre largement, mais sans songer à éblouir.

Autant son génie avait suscité d’admirateurs au Titien, autant son caractère aimable, ses belles manières, lui valurent d’amis. Parmi ceux-ci, les littérateurs tenaient la première place, alliance féconde qui répandit sa gloire au loin. L’Arioste le chanta dans son Roland furieux, le cardinal Bembo fit sonner ses louanges aux oreilles du pape ; l’Arétin, fixé à Venise, après sa fuite de Rome, le prôna dans ses lettres et dans ses poésies, en donnant de ses créations l’analyse la plus pénétrante, la plus lumineuse. Je me hâte d’ajouter, à la décharge du peintre, que, tout en fréquentant ce personnage peu recommandable, il se gardait