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bergers, les brebis, les pâturages. Mais que ces Tityres et ces Galatées sont raffinés, quintessenciés, artificiels en un mot, comparés aux fraîches et vivantes évocations du peintre vénitien ! Chez le poète napolitain, les réminiscences classiques nuisent à tout instant à la spontanéité de l’inspiration ; chez Giorgione, on sent que le contact s’est fait sans intermédiaire.

La plus complète des compositions arcadiques de Giorgione orne le Salon carré du Louvre, où elle tient dignement sa place à côté des Corrège, des Titien, des Véronèse. Ne vous creusez pas la cervelle pour découvrir la signification du Concert champêtre : vous perdriez votre temps. Dans cette idylle à l’antique, le sujet ne compte pour rien, car à un rêveur tel que Giorgione tout prétexte est bon : le but qu’il se propose c’est de charmer les regards par de belles figures nues qui se prélassent dans un beau paysage. Ces figures, il les prodigue sans nécessité, souvent sans vraisemblance. Dans le tableau connu sous le titre de la Famille de Giorgione, n’a-t-il pas présenté une jeune mère qui n’a pour tout vêtement qu’un mantelet jeté sur les épaules ? N’était sa nudité, on la prendrait pour une sainte Vierge ; et qui sait si telle n’était pas l’intention de l’artiste ? car à cette époque nulle licence n’était plus faite pour effrayer un Vénitien. Mais revenons au chef-d’œuvre du Louvre. Il a pour cadre un paysage accidenté et pour acteurs quatre personnages : deux hommes en costumes du temps, assis à terre, l’un jouant de la mandoline, et deux femmes, des figures tout d’une pièce, un peu lourdes, un peu paysannes, l’une qui se montre de dés et tient une flûte, l’autre, à demi nue, debout près d’une fontaine. Au fond, un berger veille sur un troupeau. Rien de plus simple et rien de plus saisissant. Il n’appartient qu’aux natures d’élite de dédaigner à ce point tout calcul pour s’attacher à une impression. Par le calme, par la grande tournure, cette page se rapproche des modèles de l’antiquité.

Eu égard aux portraits de Giorgione, il faut nous borner à une mention, une simple mention, car on n’en connaît plus un seul d’absolument authentique. Les connaisseurs s’accordent à donner la palme au portrait de Jeune homme imberbe, en buste, la main droite posée sur une balustrade en pierre, que le musée de Berlin a acquis en 1891 du docteur Richter. J’évite de me prononcer, n’ayant pas vu l’original. Le portrait du chevalier de Malte, conservé au musée des Offices, a également pour lui les meilleurs tenans. La perte de la longue galerie iconographique créée par Giorgione est d’autant plus regrettable que les personnages les plus célèbres avaient tenu à honneur de poser devant lui : il avait